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Vercors
(1902-1991)
Entretien réalisé à Paris le 2 avril 1991
 

Vercors est mort en 1991, à quatre-vingt-neuf ans, laissant derrière lui plus de quarante livres, dans le domaine romanesque et théâtral. Une œuvre masquée par le poids écrasant du Silence de la mer, écrit sous l'Occupation et publié depuis lors à plusieurs millions d'exemplaires, dans le monde entier.
Ces dernières années, il vivait en marge du monde littéraire, sur l'île de la Cité. Cet écrivain, dont les écrits dénotent un profond humanisme, a commencé sa carrière comme dessinateur, sous son nom -Jean Bruller- et avait délaissé le crayon pour la plume à quarante ans, pendant la guerre.
Il reste aussi le fondateur avec Pierre de Lescure de la première maison d'édition clandestine, en 1941 : les Editions de minuit...

Vercors, vous avez été un dessinateur renommé jusqu'à l'âge de 40 ans. Comment se fait-il que, brusquement, en 1941, vous vous soyez mis à écrire ?

C'est l'Occupation qui m'a fait prendre la plume. Je voulais montrer qu'il n'y avait pas en France que des écrivains collaborateurs, qui avaient donné une très mauvaise image de mon pays à l'étranger : il fallait écrire quelque chose. Et il s'est trouvé qu'une revue clandestine, La Pensée Libre, me l'a demandé à ce moment- là. J'ai ainsi écrit Le Silence de la mer...

Vous avez aussi fondé les Editions de Minuit...

En effet... Cette nouvelle n'a pas pu paraître dans cette revue car la Gestapo l'a découverte. J'ai alors imaginé avec Pierre de Lescure un réseau d'édition clandestin - Les Editions de Minuit- afin de permettre à tous les écrivains de la Résistance de s'exprimer. Et Le Silence de la mer y a été le premier roman édité...

Le Silence de la mer va alors circuler sous tous les manteaux et sera même réédité plusieurs fois. Comment expliquez-vous un tel succès ?

C'était le premier livre d'un résistant, bien imprimé de plus, publié sous l'œil des Allemands. C'est ce qui a fait son succès, auquel je ne m'attendais pas. Il a été diffusé par la Résistance, réédité à Londres, et même parachuté par l'aviation anglaise! Et puis il y a eu le discours de Maurice Schumann, porte-parole de la France libre, à la BBC: "Les journaux (clandestins) ne suffisent pas, il faut aussi des livres; et j'en appelle à vous, Vercors, encore inconnu et déjà célèbre..."

A cette époque, pensiez-vous devenir écrivain ?

Absolument pas ! Je me suis peut-être un peu dit que j'écrirais autre chose, mais j'étais encore à ce moment-là tout à fait dessinateur. Puis j'ai écrit un deuxième récit, également clandestin, La Marche à l'étoile. Et puis toujours sous la force des événements, tout de suite après la guerre, j'ai écrit une nouvelle sur les camps de concentration, Les Armes de la nuit, qui a ému des déportés. Ils m'ont rendu visite et m'ont dit : "Vous ne pouvez pas vous arrêter d'écrire. Il faut que vous continuiez, car nous retrouvons notre âme dans vos livres". Alors, il a fallu que je devienne écrivain pour répondre à leur demande, avec cette fois un véritable roman. C'est à partir de ce moment-là que je suis devenu un véritable écrivain...

Vous avez publié une quarantaine de livres depuis Le Silence de la mer, mais avec un succès moindre. Est-ce-que vous souffrez du poids écrasant de ce premier roman devenu best-seller ?

Le Silence de la mer n'est pour moi ni un best-seller, ni mon œuvre majeure. Et cette image de marque m'a agacé. C'est un roman qui a eu un succès considérable parce qu'il a été publié à une époque particulière à laquelle je suis très attaché. Il en existe actuellement soixante-douze éditions, dans quarante langues différentes, à un ou deux millions d'exemplaires, on ne sait pas exactement. C'est une œuvre de circonstance : je pensais à cette époque que, dix ans après la Guerre, personne ne la lirait plus. C'est quelque chose qui m'a échappé et je n'y attache pas tellement d'importance dans mon œuvre. Heureusement, j'ai quand même eu, dans des proportions plus raisonnables certes, d'autres succès avec Les Animaux dénaturés et Sylva auxquels j'attache plus d'importance.

Quel est votre roman préféré, si ce n'est pas Le Silence de la mer ?

Sans aucun doute Les Animaux dénaturés. C'est dans ce livre que j'ai mis le plus de moi-même, dans la recherche de l'humain...

Quels sont les écrivains qui vous ont influencé dans votre jeunesse ?

Joseph Conrad m'a influencé par sa technique alors que je n'écrivais pas encore. Quand j'ai commencé à écrire à l'âge de quarante ans, je pensais à Conrad. Dans ma jeunesse, j'ai été ébloui par le style d'Anatole France et je dois dire que je continue à le trouver remarquable. A l'âge de dix-huit ans, j'écrivais des contes de vingt ou trente lignes pour des journaux amusants afin de me faire un peu d'argent. Et j'imitais le style d'Anatole France...

Est-ce que le goût du pastiche que vous aviez dans votre jeunesse vous est revenu par la suite ?

Non. Le seul pastiche que j'ai fait, c'est Anatole France dans ma jeunesse.

Vous dites que vos premiers livres ont été des romans de circonstance, dictés par la force des événements. Depuis cette époque, préparez-vous vos romans avant de les écrire ?

Tout à fait... Le sujet est défini à l'avance. Je sais très bien comment je commencerai et comment je finirai. C'est d'ailleurs ce qui rend la chose difficile car je ne fais aucun plan et ne prends aucune note. Je pars et "il faut que ça marche"! (sourire).

Vous n'avez jamais dû changer de fin ?

Non. J'ai eu quelquefois à changer beaucoup de choses dans le courant de l'écriture qui ne se dirigeait pas vers ce à quoi je voulais aboutir...

Avez-vous un endroit favori pour écrire ?

Le lit... (rires). Mais je ne suis pas le seul! J'écris au lit tous les matins, très régulièrement, de huit heures à l'heure du déjeuner... quand ma femme m'appelle (nouveau rire).

Et d'une ambiance particulière pour travailler ?

Absolument pas. Je travaille chez moi ou à l'hôtel. Lorsque je ne peux pas être dans un lit, il m'arrive d'écrire dans un endroit public. Le bruit ne me dérange pas.

Comment vous installez-vous quand vous êtes dans votre lit ?

J'installe un pupitre sur mon lit et je prends ma plume. J'ai eu très longtemps un Parker et puis je me suis mis au Bic il y a quelques années. Je ne m'y suis jamais habitué tout à fait, parce qu'il fallait trop appuyer pour que l'encre s'imprime à mon goût sur le papier. Dernièrement, j'ai découvert un feutre, avec une pointe de nylon et de la vraie encre. Il me convient tout à fait...

Avez-vous des moments préférés pour écrire ?

J'écris tous les matins, dimanches et jours fériés compris! (rires). Il faut que j'écrive une page tous les matins : c'est essentiel. L'après-midi, je fais autre chose, mais tous les matins j'ai une page de papier blanc devant moi. Le soir, je ne me couche jamais avant minuit : j'aime me garder le plus d'heures possibles de veillée, car je n'ai plus beaucoup de temps devant moi...

A vous entendre, on a l'impression que l'écriture est une astreinte...

C'est une astreinte en ce sens que, si je m'arrêtais d'écrire trop longtemps, je ne sais pas si je recommencerais. Alors je me méfie de ma paresse... Dès que j'ai terminé un roman, j'en commence un autre ou bien j'écris un article.

Si je comprends bien, vous ne connaissez pas le syndrome de la feuille blanche...

Bien sur, ça m'arrive! Mais comme je me suis donné une discipline, je ne m'affole pas. Si ma plume se comporte mal, j'écris quand même, quitte à déchirer la page le lendemain, ou bien à la corriger si elle n'est pas si mauvaise. Mais je n'ai pas d'angoisses.

Avez-vous des astuces pour y échapper ?

Il fut un temps où je prenais un bonbon et au moment où je l'ouvrais, ça "repartait"! A la fin, rien qu'à entendre le bruit du papier, je me remettais à écrire sans avoir besoin du bonbon...(sourire). Ce détail fait partie des réflexes qui s'inscrivent chez un écrivain. Par contre, je connais l'angoisse de ne plus avoir jamais de sujet. J'ai fait d'ailleurs à une époque une gravure, "Le Silence de la page blanche", qui représentait un vieil écrivain dont l'expression du visage montrait qu'il ne pourra plus écrire.

Est-ce que certains documents vous aident dans votre travail ?

Non. Lorsque j'ai écrit le récit d'Aristide Briand, je ne me suis pas entouré de "documents" mais j'ai évidemment lu plusieurs livres sur Aristide Briand, en prenant des notes cette fois-ci. Mais c'est une exception.

N'éprouvez-vous pas des difficultés pour conclure vos chapitres ?

Non. Lorsque j'écris, il y a un moment où il devient évident pour moi que c'est la fin du chapitre. C'est tout. Je n'écris pas en pensant à la fin du chapitre.

Que vous inspire le mot "Fin"?

Cela veut dire que je suis content d'avoir terminé...(rire). Lorsque j'écris pour la première fois ce mot, cela veut dire que je vais réécrire complètement mon manuscrit. La deuxième fois, que je vais sans doute le réécrire.

Etes-vous très critique avec vous-même ?

C'est variable. Il y a certains manuscrits qui partent tout seuls et d'autres où je peine sur l'expression. Je suis un écrivain très difficile, pas pour le style, mais pour la musique du texte.

Jugez-vous vos personnages ou les faites-vous évoluer à leur guise ?

A ma guise, bien entendu, mais à leur guise aussi.

Votre expérience personnelle intervient tout de même dans votre œuvre...

Elle entre en grande quantité dans mes romans. Evidemment. Chacune de mes expériences correspond à un personnage. C'est comme cela que travaillent la majorité des écrivains : Flaubert avait répondu à cette question "Madame Bovary, c'est moi". Ceci est valable pour tous mes personnages.

Comment faites-vous pour ne pas vous perdre dans  l'évolution de vos personnages ?

Je relis presque toujours le lendemain ce que j'ai écrit la veille. En fait, je reprends toujours très loin dans ce que j'ai écrit, et finalement je connais bien mes personnages...

Est-ce que ce caractère exigeant vous a obligé à réécrire plusieurs fois un manuscrit ?

Ah, oui! Une fois, je suis allé jusqu'à quatre versions de la même histoire ! Si je suis très inquiet, je laisse reposer mon manuscrit très longtemps, de un à quatre mois.

Y a-t-il des romans que vous avez laissé tomber plusieurs années ?

Il y a eu un seul cas : c'est celui de La Puissance du jour, que j'ai écrit sur les déportés. C'était mon premier roman. Je n'avais écrit que des nouvelles et je m'inspirais encore de la technique de Joseph Conrad. Je savais en l'écrivant que ce n'était pas un très bon roman, mais je ne pouvais pas faire mieux. Je l'ai quand même publié, en me disant que je le réécrirai un jour. Je l'ai réécrit quarante ans plus tard. C'est mon dernier roman, Le Tigre d'Anvers...

Avez-vous déjà écrit plusieurs livres en parallèle ?

Je peux avoir plusieurs livres en préparation dans ma tête, mais je n'en rédige qu'un seul à la fois. Rien ne peut modifier mon programme d'écriture lorsque je suis plongé dans un roman. Lorsqu'une idée me vient, il m'arrive de la noter sur une page pour la développer plus tard.

Certaines critiques à l'égard de vos romans vous ont-elles influencé dans votre travail ?

Si j'avais eu beaucoup de critiques, peut-être ! (rire). Mais voyez-vous, on m'a un peu marginalisé. Je n'ai jamais su pourquoi! C'est peut-être un peu de ma faute, puisque je suis très peu mondain : je ne fréquente absolument pas les milieux littéraires et encore moins les critiques. Mais ça ne suffit pas à tout expliquer. Heureusement pour moi, je n'ai pas eu besoin de la télévision pour avoir des lecteurs fidèles... (émotion).

Je vois que vous avez mis un tableau devant votre télévision. Pourquoi ?

Je n'aime pas du tout cet œil glauque qui vous regarde en permanence ! Alors, je le cache...

Vercors, vous avez commencé votre carrière littéraire comme écrivain engagé. N'accordez-vous toujours pas une part importante à l'actualité dans votre vie ?

Beaucoup moins maintenant. Avec l'âge, je suis fatigué et j'estime que j'en ai assez fait. Mais tout de suite après la Guerre et pendant une vingtaine d'années, j'étais très mêlé aux questions sociales et politiques.

Vous faites allusion à vos voyages en pleine guerre froide (URSS en 1953 et 1955, Budapest en 1961) Ont-ils donné une nouvelle orientation à votre œuvre ?

Le voyage qui m'a le plus marqué, c'est mon voyage en Chine en 1953. J'ai d'ailleurs écrit "Les Divagations d'un Français en Chine" en 1956, mais je ne pense pas que cela m'ait influencé dans d'autres ouvrages. J'ai écrit maints articles sur l'URSS puis "PPC" (Pour prendre congé) en 1957, pour rompre avec le communisme. Mais ces deux éléments ne m'ont pas influencé dans mon œuvre romanesque. Ils m'ont fait évoluer dans mon engagement politique.

Vous avez de la famille en Hongrie. Votre père est né à Budapest. Comment avez-vous réagi face à l'installation du "rideau de fer" ?

J'ai protesté comme beaucoup d'autres à cette époque. J'ai ainsi été à Moscou pour défendre les écrivains hongrois qui étaient internés. Les événements de 1956 m'ont touché, mais pas à cause de ma famille : je croyais ne plus en avoir dans ce pays, n'ayant  plus de nouvelles. C'est en allant à Budapest en 1961 que j'ai appris qu'il me restait de la famille. Elle avait été très discrète, puisqu'elle ne m'avait jamais écrit !

Et maintenant, avec la libéralisation de ces régimes, ne voulez-vous pas y retourner ?

Je n'ai plus la résistance pour faire un voyage important. Vous savez, j'ai 89 ans...

A défaut de vous engager à nouveau, lisez-vous beaucoup vos contemporains ?

Je suis un grand lecteur mais je ne suis pas organisé. Je prends un peu tout ce qui me tombe sous la main... Je ne lis pas pour m'instruire ou pour prendre des leçons. Dernièrement, j'ai lu Histoire du juif errant de Jean D'Ormesson, où je me suis beaucoup amusé d'ailleurs, et puis un jeune écrivain Henry Bauchau, avec Oedipe sur la route. Mais je n'ai pas de jeune auteur attitré.

Comment jugez-vous ces jeunes auteurs ?

En tant que lecteur, je ne vois pas apparaître un très grand écrivain depuis au moins ces quinze dernières années. Je ne vois pas venir des écrivains comme ceux de ma jeunesse du temps de Romains, Gide, Martin du Gard... Je ne pourrais pas les citer tous, c'est une floraison d'écrivains de premier   ordre que je ne retrouve pas actuellement. Je me trompe peut-être, mais je ne saurais pas vous citer un jeune écrivain qui pourrait atteindre un jour la taille de ces derniers...

Regrettez-vous la disparition des salons et des écoles   littéraires que vous avez connus ?

Je ne crois pas que les salons littéraires aient beaucoup apporté à la littérature sérieuse. S'il y en a que ça amuse, tant mieux ! Je n'ai jamais été d'aucune école et aucune école ne m'a influencé. Je ne crois pas beaucoup aux écoles: elles viennent et elles passent.

Leur disparition n'a-t-elle pas un rapport avec le fait qu'il n'y ait plus de grands écrivains en France ?

Je ne crois pas que l'école elle-même crée un grand écrivain. Ce qui peut arriver, c'est que le grand écrivain crée l'école qui va le suivre. C'est tout.

Avez-vous des relations épistolaires ou des entrevues fréquentes avec certains de vos confrères ?

Non! Je ne suis pas du tout dans le milieu et peu de gens me sollicitent. J'ai seulement une correspondance depuis plusieurs années avec Yves Florenne, chroniqueur assidu au Monde diplomatique. Mais si un écrivain veut me rencontrer, je ne le fuirai pas! Mais je suis plus intéressé par les hommes de science comme Haroun Tazieff que par la littérature des autres...

Vous paraissez assez isolé. Est-ce dû aux exigences de votre travail?

Non. J'ai tous mes après-midi pour faire ce que je veux! (sourire). Depuis quelques années, je ne sors plus beaucoup, mais auparavant, je passais une grande partie de mon temps à la campagne où j'aime bien bricoler autour du bois -et j'avais de quoi faire; j'ai été menuisier pendant la Guerre et j'ai même construit des bateaux. Et puis j'ai voyagé énormément. A Paris, je vais souvent au cinéma, au théâtre, voir des expositions ou des amis. Je suis tout à fait   libre!

Vercors, vous avez maintenant 89 ans. Si vous aviez à nouveau vingt ans, que feriez-vous, que changeriez-vous ?

Si j'avais à nouveau vingt ans, vraisemblablement je dessinerais, comme par le passé. Je ferais la suite des "Relevés trimestriels" qui sont des estampes, des réflexions sur la condition humaine et sur les ridicules humains, que j'avais commencées dans les années vingt ou trente et abandonnées après la guerre. Mais je le ferais avec la vision que j'ai sur l'humanité en ce moment.

Donc, si la guerre n'était pas venue, vous seriez encore dessinateur ?

Probablement, j'aurais fini par écrire. Parce que j'ai senti à partir des années 37/38 que tout ce que je pouvais exprimer dans ces "Relevés trimestriels" ne me suffisait plus entièrement. Je rêvais déjà que j'écrirais un jour, dans dix ans. Cela a été plus vite, parce qu'il y a eu l'occupation...

Quels conseils donneriez-vous à un jeune écrivain débutant qui aurait cet âge ?

Je lui dirais le mot de Queneau : "C'est en écrivant qu'on devient écriveron"! (rires).

N'auriez-vous pas un message à lui transmettre?

Le message d'un écrivain c'est son œuvre. Je ne peux pas résumer mon œuvre en quelques mots... (sourire). En guise de conseil je pourrais lui conseiller d'être lui-même, de ne chercher à imiter personne... et de lire mes livres! (rires).

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