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Michel Tournier
Entretien réalisé à Paris le 10 juin 1991
 

Michel Tournier, comme Vercors, a écrit son premier livre tardivement, après avoir travaillé dans les médias et l'édition. Vendredi ou les limbes du Pacifique, Grand prix du roman de l'Académie française, sort en 1967, alors qu'il a quarante-trois ans.
Les grands thèmes de réflexion philosophiques, qu'il a étudiés jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans, sont omniprésents dans ses livres, en particulier Les Météores, qui traite de métaphysique à travers la dualité de deux jumeaux.
Cet écrivain minutieux, disciple de Zola, effectue de longues enquêtes avant d'écrire. Il a publié en tout une quinzaine de livres dont Le Roi des Aulnes, prix Goncourt en 1970. Il est membre de cette académie depuis 1972.

Michel Tournier, avant de devenir écrivain, vous vouliez être professeur de philosophie

En effet. J'ai découvert la philosophie à 16 ans, et j'ai abandonné toute ambition littéraire pour m'y consacrer. Mais à 25 ans, j'ai renoncé à la carrière universitaire, car, au lieu d'être reçu dans les premiers à l'Agrégation de philosophie, comme j'y comptais bien, j'ai été rejeté dans les derniers! (rires).

Votre formulation littéraire implique tout de même, de façon cachée, la philosophie...

Certainement. C'est particulièrement vrai dans mes petits contes enfantins. J'ai remué dans ma tête durant des années les trois personnages de Pierrot, Arlequin et Colombine, je voulais en faire quelque chose de très important à mes yeux, qui plonge profondément dans l'histoire humaine, dans l'ontologie. Amandine ou les deux jardins est de son côté le conte de la métaphysique, Amandine allant voir de l'autre côté du mur, c'est-à-dire le "Métamur". Pierrot ou les secrets de la nuit, lui, est le conte de l'ontologie, car la pâte que pétrit le boulanger est le symbole de la substance. Pierrot et Arlequin s'opposent dans ce conte par des qualités diamétralement opposées : Pierrot, c'est le noir et blanc, la nuit et la lune, l'écriture, la vie sédentaire. Arlequin c'est la couleur, le jour et le soleil, la parole et la chanson, la vie nomade... Et, surtout, Pierrot c'est la substance, Arlequin c'est l'accident. Avec cette petite histoire qu'on peut lire à des enfants de six ans, je jette une passerelle entre le jardin d'enfants et Spinoza. J'ai réfléchi sept à huit ans avant d'arriver à cette petite histoire qui tient en dix feuillets dactylographiés. Mon travail consiste à faire passer la philosophie à travers une histoire aussi simple que possible...

Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire?

Tout simplement l'admiration des livres, que j'éprouvais lorsque j'étais enfant. On imite ce que l'on admire : si l'on admire la musique, on devient musicien, l'argent, on devient homme d'affaires, le pouvoir, on devient homme politique. Et si l'on admire les livres, alors on écrit des livres... J'ai pensé que, si j'en étais capable, je n'avais rien de mieux à faire qu'écrire. Et je faisais une chose que je crois assez typique d'une vocation littéraire : dès l'âge de onze, douze ans, je lisais beaucoup, et quand un passage me plaisait, je le recopiais dans un cahier...

Dans quel but recopiiez-vous ces passages d'œuvres célèbres ?

Pour me les approprier... Je me disais : "Ce passage-là, c'est toi qui aurais dû l'écrire"! En fouillant dans mon grenier, on trouverait encore ces cahiers, et sans doute que je rougirais de honte en voyant le mauvais goût de mes choix, mais c'était une façon de prendre possession de ces textes, que je revendiquais! De même que, quand j'écris Vendredi ou Les limbes du Pacifique, je prends possession du Robinson Crusoé de Daniel Defoe, quand j'écris Gaspard, Melchior et Balthazar je prends possession de l'Evangile selon saint Mathieu...

Lorsque vous étiez enfant, quels sont ces livres qui vous ont frappé?

Le merveilleux voyage de Nils Olgersson de Selma Lagerlöf. J'en ai encore l'exemplaire que l'on m'a donné lorsque j'avais neuf ans. J'ai été aussi frappé par Kipling, Jack London avec Croc-blanc, L'Appel de la forêt, et par James-Oliver Curwood pour Le Piège d'or, qui est un conte admirable. Et puis Charles Perrault : je place Le Chat botté et Barbe bleue au dessus de Hamlet !

Vous avez commencé à écrire très jeune...

Oui. J'écrivais de longues lettres, très littéraires. Et puis j'avais à faire, comme tous les écoliers, des compositions françaises! C'est aussi une façon d'être écrivain. Les enfants me demandent souvent comment on devient écrivain, je leur réponds : "Mais vous l'êtes! puisque vous faites des narrations. Mais vous vous arrêterez un jour, en sortant de l'école. Si vous continuez, c'est que vous serez devenus écrivains professionnels..." On ne devient pas écrivain, on le reste.

Qu'avez-vous fait pendant dix-sept ans, entre votre abandon de la carrière professorale et la sortie de votre premier livre Vendredi ou les limbes du Pacifique ?

Puisque je ne pouvais pas être professeur, j'ai fait des "petits boulots" pour gagner ma vie... J'ai été ainsi producteur et réalisateur à la RTF, attaché de presse d'Europe 1, puis directeur littéraire chez Plon, collaborateur à différents journaux. Et il m'a fallu en effet dix-sept ans, de tâtonnements et de recherches, pour arriver à intégrer la philosophie dans une formule littéraire...

Quels sont les auteurs qui vous ont influencé par la suite ?

Avant tout, Flaubert. Il y a deux Flaubert : celui en couleurs et celui en noir et blanc. Moi, c'est évidemment le Flaubert en couleurs que je préfère, c'est-à-dire La Tentation de Saint-Antoine, Salammbô, La Légende de Saint-Julien l'Hospitalier et Hérodias. C'est énorme ce que je dois à Hérodias : Gaspard, Melchior et Balthazar en découle directement. Lorsque des étrangers me demandent quel livre de littérature française il faut lire en premier, je leur dis de lire les Trois contes de Flaubert. Et puis il y a le Flaubert en noir et blanc, Madame Bovary, L'Education sentimentale, Bouvard et Pécuchet, Un cœur simple, que je lis avec admiration, mais aussi avec une certaine répulsion, car c'est une littérature haineuse, que je n'aime pas.

Qu'entendez-vous par "littérature haineuse" ?

Il y a toute une tradition de la littérature haineuse en France, qui culmine avec Ferdinand Céline. Ce sont des mises en accusation de la vie et des gens. Pour moi, la littérature doit être une célébration. Il est évident que lorsqu'on se promène, on rencontre des horreurs, des monstres, mais on n'est pas obligé d'en parler de façon haineuse! Ainsi, je n'aime pas Proust, car son univers est un monde de personnages grotesques et répugnants, à commencer par Swann, qui est un imbécile, une nullité, un inutile. On ne sait vraiment pas ce que fait ce type-là sur la terre! C'est un petit rentier stupide. Et cette remarque est valable pour tous ses personnages : Proust voit laid. La même observation est valable pour Saint-Simon, dont Proust est d'ailleurs l'héritier. Les Mémoires de Saint-Simon sont un admirable et désespérant guignol. Il n'y a pas trace dans ce monde pour l'amour, la tendresse, ou la grandeur... Puis il y a les écrivains et les artistes qui voient beau. Monet disait à la fin de sa vie : "Je n'ai jamais rien vu qui fût laid". C'est admirable ! Et Giono, Colette ou Saint-John Perse pouvaient en dire autant...

La leçon principale de la littérature, d'après vous, doit être l'amour de la vie...

Mais oui! C'est la grande différence entre Goncourt et Zola. Edmond de Goncourt prétendait avoir inventé le Naturalisme, mais c'était Zola le grand naturaliste de l'époque. Goncourt avait l'impression que Zola -de vingt ans son cadet- lui avait volé son bien. Si vous les comparez, ce sont bien évidemment deux naturalistes, mais il y en a un qui est haineux -Goncourt- et l'autre qui est amoureux : Zola. Zola est amoureux de tous ses personnages, il les décrit avec tendresse, même les plus affreux! La laideur a aussi sa beauté... La laideur décrite par Zola est belle.

Vous avez souvent cité Cocteau dans vos interviews. C'est sa poésie que vous admirez ?

Le cas de Cocteau est assez curieux, car il m'est totalement opposé par tous ses aspects. D'abord, il est né en grande banlieue, Maisons-Laffitte, et il n'a vraiment commencé à vivre que quand il s'est installé à Paris. Moi, c'est exactement l'inverse : je suis né à Paris et je n'ai vraiment vécu que quand mes parents se sont transportés à Saint-Germain-en-Laye, qui est très proche de Maisons-Laffitte. Il était une incarnation du parisianisme, alors qu'il n'était pas né à Paris, comme la plupart des "Parisiens". Moi, c'est le contraire, j'ai eu en horreur Paris dès les premiers jours.  D'autre part, Cocteau était avant tout poète, homme de théâtre, de cinéma, et allergique à l'étranger, alors que je suis tout le contraire. Et puis l'érotisme et la sexualité de Cocteau me rebutent totalement. Mais, je me dépêche d'ajouter qu'un poème comme Plain-chant est pour moi un des sommets de la poésie française. Il n'y a pas un écrivain dont j'ai plus de citations en tête que lui. Et qui m'enchantent, que je ne cesse de reproduire dans mes écrits, mes discours, parce qu'elles sont insurpassables. Il a vraiment un don de la formule qui me laisse pantois d'admiration... il a une façon de déglinguer les formules pour en tirer d'autres plus étincelantes, de rapprocher des contraires, pour en faire jaillir une étincelle éblouissante. Quand Proust a publié son premier livre, Un amour de Swann, en 1913, Jean Cocteau a été un des premiers critiques admiratifs, ce qui à l'époque était assez méritoire. Il a écrit dans Gringoire : "C'est une miniature géante". C'est fabuleux! Comment mieux définir l'univers de Proust en deux mots! A ce moment-là, je rends les armes devant un pareil phénomène...

André Gide, dans un autre domaine, vous a aussi marqué...

Gide me paraît l'incarnation de l'écrivain engagé. C'est un homme qui aurait pu être très heureux en ayant une vie magnifique : il aimait la musique, les voyages, les langues étrangères, il avait des amours extrêmement heureuses et des amis admirables. Or, il s'est empoisonné la vie en s'engageant constamment, parce qu'il estimait que, moralement, c'était son devoir. Il a écrit Corydon, Retour de l'URSS, Les Souvenirs de cours d'assise, Retour du Tchad, en s'exposant à des épreuves dangereuses. Il s'est imposé cela par devoir. C'est tout à fait méritoire d'avoir fait cela, car ses œuvres engagées n'avaient absolument aucune ambition littéraire. Il savait bien qu'elles ne pourraient faire de lui un grand écrivain, à la différence de son œuvre romanesque.

Vous êtes contre l'écrivain engagé ?

La littérature, par elle-même, a une fonction sociale, morale : elle est compromettante et constitue déjà un engagement. Ce n'est pas la peine de faire une autre œuvre de combat, en y ajoutant un second engagement qui, cette fois-ci, n'est pas littéraire, mais plutôt politique. L'écrivain peut très bien se contenter de littérature...

Saint-Exupéry était pourtant lui aussi un écrivain engagé...

C'est une grande figure, avec tout ce que cela comporte d'un peu dérisoire, comme Roland Garros et tous les grands héros du début du siècle... Le Petit prince est un chef-d'œuvre. Je suis à genoux devant ce livre. Je l'envie aussi d'avoir pu l'illustrer lui-même, comme Kipling l'a fait avec Le livre de la jungle ou Lewis Carroll dans Alice au pays des merveilles... Un de mes chagrins est d'être incapable de pouvoir illustrer moi-même mes histoires...

La photographie joue d'ailleurs un grand rôle dans votre travail...

Les photographies me servent pour me remémorer des paysages. Notamment, j'ai beaucoup photographié l'Islande pour Les Météores. La photographie est un domaine que j'ai beaucoup travaillé, car j'ai fait dans les années 60 une cinquantaine d'émissions pour la télévision, qui m'ont obligé à passer quatre, cinq jours dans l'intimité des plus grands photographes. J'ai ainsi rencontré Man Ray, Bill Brandt, André Kertesz, Jacques-Henri Lartigue, Brassaï...qui sont tous morts. C'est une expérience irremplaçable, un grand savoir personnel... Mais Michel Tournier photographe, c'est zéro! Je fais de belles photos, mais elles n'ont aucun intérêt de création. Ce sont des choses personnelles, qui me servent beaucoup comme source d'inspiration.

Cette passion se retrouve d'ailleurs dans vos livres...

C'est évident. Dans Gaspard, Melchior et Balthazar, Balthazar tombe amoureux d'un portrait. J'y décris une perversion qui est l'iconophilie, c'est-à-dire le culte de la vedette, le fait qu'on aime quelqu'un parce qu'il ressemble à une image. Et puis La Goutte d'or aurait pu s'appeler La Photographie. Ce roman commence par une photo, et tout le problème, pour mon personnage, est de retrouver cette image. Il court après son image...

Préparez-vous longtemps vos livres à l'avance ?

Hélas, oui. Il me faut un grand sujet qui m'inspire avant de me mettre au travail. Je n'ai pas d'imagination ou de puissance créatrice : il faut que tout me soit donné dans le sujet. Je ne peux pas travailler sur un sujet quelconque, sur un prétexte ou une affaire intime... Il faut que je sente le passage d'un courant mythologique, d'une idée qui soit en même temps une mine à creuser, car les sujets de mes livres sont des domaines que je ne connais pas. Pour Les météores, c'était la gémellité. J'ai ainsi fait une longue enquête : j'ai interrogé des enfants jumeaux, des psychologues, des parents, et, au fur et à mesure, je m'apercevais que les trouvailles se multipliaient... Quand j'ai commencé Les Météores, je n'avais aucune idée de la cryptophasie, le jargon qu'utilisent entre eux deux jumeaux vrais. C'est passionnant, quelle aubaine pour un écrivain d'avoir des personnages qui inventent une langue entre eux!

Avez-vous besoin d'un plan pour écrire ?

Non. Je n'ai pas besoin de plan, car il est tout trouvé. Mes livres sont très simples : c'est presque toujours un voyage. Gaspard, Melchior et Balthasar, c'est le voyage de quatre Rois mages, La Goutte d'or, c'est le voyage d'un immigré du Sahara à Paris...

Vous connaissez donc la fin de vos livres avant de les commencer...

Ah oui! Je l'écris même très tôt. Je l'écris généralement lorsque j'arrive au premier tiers de mon roman. J'y fais très attention. J'ai besoin de savoir à l'avance comment je vais finir, pour éviter de me perdre...

Avez-vous eu besoin de voyager, ou de vous rendre dans certains endroits précis, pour situer certaines scènes de vos livres ?

Absolument! Je fais quelquefois des voyages immenses. Pour Les Météores, j'ai fait le tour du monde, parce que l'un des jumeaux fuyait son frère, lequel lui courait après. J'ai traversé ainsi le Canada, de Vancouver à Montréal, en chemin de fer, pendant quarante-huit heures jour et nuit, pour un passage de ce livre. Il fallait l'avoir fait, ça ne s'invente pas! Souvent, mon manuscrit me donne l'ordre de faire des choses extrêmement dures. Pour La Goutte d'or, j'ai été passer une matinée dans un abattoir. J'en ai beaucoup souffert. En ce moment, je m'intéresse au métro et au suicide. Il m'arrive de passer des nuits entières dans le métro parisien. C'est très dur, mais ça donne du piment à la vie... C'est extrêmement juteux, c'est très rentable. C'est la méthode Zola, qui allait au charbon -et doublement- quand il écrivait Germinal. Flaubert l'a aussi fait, il a été le premier a faire des enquêtes, et à aller sur le terrain.

Prenez-vous beaucoup de notes au cours de vos enquêtes ?

Evidemment! J'ai des caisses entières de notes et de livres annotés. J'ai un principe en ce qui concerne les livres : je ne touche pas, j'évite de lire tout roman, nouvelle ou autre fiction qui traite du sujet qui m'intéresse. C'est tabou! (rires)... je ne veux pas me laisser influencer par une autre vision de ces choses. En revanche, je pille sans vergogne tout ce qui est histoire, anatomie, archéologie, linguistique, technologie, etc. Je n'ai aucun scrupule à dévaliser les dictionnaires, les traités. Quand j'écris un livre, il y a deux ans d'enquête et deux ans de rédaction...

Vous êtes un fanatique des archives...

Oui, mais quand j'ai terminé un livre, je mets mes documents dans un carton, et ça part au grenier. Il y a une espèce de nettoyage qui se fait. J'oublie tout! Pour écrire Le Roi des Aulnes, j'ai pioché dans les quinze volumes des minutes du procès de Nuremberg. Ils sont quelque part, je n'y touche plus. C'est d'ailleurs une lecture horrible, on patauge dans les crimes nazis, mais j'en ai tiré quelques perles. Quelquefois il faut lire dix volumes pour en tirer une chose intéressante, utilisable. C'est épouvantable comme travail. Dans ce même livre, j'ai reconstitué la Prusse orientale, qui a disparu en 1945. Je suis allé voir des Allemands de Prusse orientale, j'ai retrouvé une maison d'édition de Königsberg repliée à Munich. Voyez le travail que ça représente... Mais Flaubert a fait cela avant moi. Il faisait passer des bibliothèques entières dans sa moulinette, pour reconstituer une scène.

Quand vous rencontrez un sujet qui vous inspire, laissez -vous tout tomber un instant pour vous y atteler ou bien reportez-vous cela à plus tard?

Je fais feu de tout bois! Quand je rencontre un trait de personnage, un mot, c'est tout de suite noté. C'est le côté anthropophage du romancier : il bouffe ses contemporains...

Avez-vous déjà écrit plusieurs livres en parallèle ?

Oui et non. Ils ne sont jamais au même stade. C'est comme si vous aviez plusieurs casseroles sur le feu : j'ai plusieurs sujets sur le feu, mais pas au même niveau de cuisson... J'ai interrompu Une Vie de saint Sébastien -mon prochain livre- pour écrire en 1985 le scénario de La Goutte d'or, à la demande de Marcel Bluwal. De ce scénario, j'ai ensuite fait le roman. Et puis j'ai écrit "Le médianoche amoureux" qui est un recueil de contes et de nouvelles. C'est seulement maintenant que je me remets à saint Sébastien...

Tenez-vous un carnet de bord afin de vous retrouver dans l'évolution de vos personnages ?

Je fais une fiche signalétique pour chaque personnage : ses parents, son origine, sa date de naissance. C'est très important, surtout quand ce sont des personnages historiques qui ont existé.

Quel est votre endroit favori pour écrire ?

Mon grenier. Je l'ai fait lambrisser avec de la frisette de pin. J'écris à la main, avec un stylo à plume que je remplis dans un encrier : j'aime l'odeur de l'encre de l'encrier, alors que l'encre de la cartouche ne sent rien! J'écris sur du papier épais, de quatre-vingts grammes et mes manuscrits sont relativement peu raturés, car je réfléchis longtemps avant d'écrire. Je raconte souvent mes histoires avant de les écrire...

Comment vous installez-vous ?

J'écris sur une grande table entouré de beaucoup de livres. La littérature découle de la littérature...

Avez-vous besoin d'une ambiance particulière pour travailler ?

Non. J'ai besoin d'être tranquille. J'aime entendre le vent dans mon grenier. Et puis j'ai dans l'oreille une horloge qui fait un petit bruit, qui correspond à peu près au rythme cardiaque...

Avez-vous des moments préférés pour écrire ?

Non. J'écris quand je peux et à vrai dire, rarement! On passe son temps à me téléphoner et à me rendre visite, j'ai des voyages à faire... J'écris donc dans les interstices d'une vie qui est en proie aux autres.

Ecrivez-vous tous les jours ?

Oui. J'écris un peu tous les jours, je prends des notes et je lis beaucoup : j'en ai besoin mentalement...

Vous qui avez été journaliste, accordez-vous une part importante à l'actualité dans votre vie?

De nos jours, l'actualité n'a plus d'intérêt parce qu'il ne se passe plus rien... J'ai vécu la prise de pouvoir par les nazis en 1933, la guerre, la débâcle, l'Occupation, la Libération, la guerre d'Indochine avec Diên Biên Phu et la guerre d'Algérie. Depuis cette époque, j'ai le sentiment que l'actualité s'est ralentie. C'est à peu près toujours la même chose...

La libération des pays de l'Est ne vous a pas marqué ?

Il ne faut pas croire que la chute du mur de Berlin, la guerre du Golfe soient des événement importants. Ce sont des événements négatifs, qui marquent la fin d'un certain monde, notamment la fin de la guerre froide. Donc, ça annonce encore un ralentissement de l'actualité, on va vers une période étale. Curieusement, nous assistons au développement gigantesque des médias, alors qu'il ne se passe plus rien, avec en même temps une diminution des événements imaginaires : il n'y a plus de vedettes de cinéma comme Marylin Monroe, Brigitte Bardot avec leurs histoires privées, leurs amours... On aurait pu penser qu'avec cette pénurie d'événements réels, on allait voir se développer un véritable délire au niveau imaginaire... Et bien non! Les médias tournent à vide. Presque chaque soir, je me demande pourquoi on a imprimé un journal, puisqu'il n'y a rien de nouveau depuis vingt-quatre heures!

Comment intervient votre expérience personnelle dans votre œuvre ?

Etre romancier, c'est chercher matière loin de soi. Je ne raconte jamais des histoires qui me sont arrivées. Quand je parle à la première personne, c'est une convention du récit, mais ce sont des histoires tout à fait imaginaires. Mon expérience personnelle est quasiment nulle dans mes histoires, je m'arrange même pour l'annuler. Dans "Le roi des Aulnes", j'évoque une époque que j'ai vécue. Mais pour décaler mon expérience, j'ai pris un personnage plus âgé que moi, qui est mobilisé en 1939, puis fait prisonnier en 1940, ce que je n'ai pas vécu. J'ai ainsi désamorcé cette expérience brûlante que j'avais en moi. L'écrivain qui raconte ses propres histoires n'est pas un romancier...

Etes-vous sensible aux critiques et au succès d'un de vos romans lorsqu'il est publié ?

Ca m'amuse beaucoup d'avoir un énorme éreintement dans un journal, et de voir la semaine suivante mon livre en tête de la liste des best-sellers! Je suis éreinté par la presse et je m'en porte très bien ! (rires). Heureusement, j'ai mes lecteurs, ce qui est l'essentiel, et surtout les enfants. Le succès de "Vendredi ou la vie sauvage" est le contraire d'un succès de librairie : il va en augmentant, d'année en année. Il s'en est déjà vendu deux millions cinq cent mille exemplaires, sans une seule ligne de critique dans la presse!

Etes-vous très critique avec vous-même ?

Je ne me soucie pas de la valeur objective de mes livres, car je suis incapable de la juger. Et personne n'en est capable. Ce sera le fait des générations à venir, et je ne m'en soucie pas beaucoup. Quand je compare la façon dont on juge la littérature du passé, et la façon dont elle a été jugée à l'époque, je suis effaré : les critiques de Sainte-Beuve sont atterrantes : il traitait Baudelaire par dessous la jambe et portait aux nues Tartemuche !

Jugez-vous vos personnages ou les faites-vous évoluer à leur guise ?

Ni l'un, ni l'autre. Je récuse complètement ce que disent certains romanciers : "Mes personnages sont des êtres vivants, qui m'échappent!" Pour moi, ce sont les pièces d'une machine qui est le roman. Ils ne sont pas libres du tout, ils sont prisonniers de la machine...

Y en a-t-il qui vous ont particulièrement déplu, que vous avez eu du mal à maîtriser?

Non. Jusqu'ici, ils ont été bien sages, ils ont rempli leur fonction! (sourire).

Le roman est-il pour vous une forme de liberté ?

Absolument pas. Le roman est une contrainte qui m'oblige à rester chez moi pour écrire ou, au contraire, à faire des voyages qui me fatiguent et qui m'éprouvent. C'est un esclavage!

Connaissez-vous le syndrome de la feuille blanche?

Pas du tout. Je travaille tellement avant d'écrire, que quand je m'assois pour écrire, je sais ce que je vais écrire...

Arrivez-vous à conclure facilement vos chapitres ?

Je sais quand ils se terminent. Il ne faut se soucier ni du début, ni de la fin. C'est très mauvais. Si vous vous souciez du début, vous écrivez des pages et des pages inutiles, qu'il faut supprimer ensuite. Quant à la conclusion, c'est assez bon de conclure par une notation totalement insignifiante et prosaïque...

Que vous inspire le mot "Fin"?

Il m'inspire "nif", c'est-à-dire l'inverse. Pour moi, la bonne fin, c'est le début. C'est le roman qui se mord la queue. Dans mes histoires, la fin ressemble souvent au début...

Laissez-vous reposer votre manuscrit une fois que vous l'avez terminé ?

Non. Je le fais lire à des amis, en leur demandant de me signaler des erreurs matérielles : des fautes d'orthographe, de français, ou des absurdités que j'ai laissé échapper. Mais mes amis ne font pas ça du tout, il me font une critique littéraire qui ne me sert à rien, car, de toute façon, je n'y changerai rien. C'est toujours la même histoire! (rire).

Quelles sont ces erreurs que vous avez laissé échapper ?

Dans La Goutte d'or j'ai décrit à Oran une marée basse avec des bateaux sur le sable. J'ai alors reçu des lettres d'Oranais, me précisant que la marée basse s'y traduisait par une dénivellation de dix centimètres! De même, dans Le Médianoche amoureux, j'ai fait pêcher des oursins dans la baie du Mont Saint-Michel... (rires).

Lisez-vous beaucoup vos contemporains ?

Je suis bien obligé par l'Académie Goncourt. Je lis énormément mes contemporains...

Y prenez-vous du plaisir?

Presque toujours. J'aime la lecture. Un jour, je m'interromprai d'écrire, mais jamais de lire...

Comment jugez-vous le milieu littéraire actuel ?

Je ne crois pas qu'il y ait les grands écrivains qu'il y avait en France il y a cinquante ans. Quand on pense qu'il y avait à un moment donné Proust, Gide, Claudel, Valéry, pour une première génération, et, vivant à la même époque, la génération suivante des "M" : Mauriac, Montherlant, Mauroy, Malraux, Morand, c'est quand même fabuleux! On devait être perdu au milieu de tout cela, tandis qu'aujourd'hui, c'est quand même plus facile de s'épanouir... Mais il y  a Marguerite Yourcenar, Julien Gracq, Le Clézio, Modiano, et Hervé Bazin, qui est certainement l'écrivain français vivant le plus connu d'aujourd'hui...

Avez-vous des relations épistolaires ou des entrevues fréquentes avec vos confrères ?

Aucune! Je peux vous garantir qu'il n'y aura pas une correspondance de Michel Tournier! En revanche, il restera les bandes magnétiques que j'envoie aux écoliers dans des établissements scolaires. Mes lettres n'ont pas grand intérêt. Sinon, je déjeune une fois par mois avec mes confrères de l'Académie Goncourt. Je rencontre aussi d'autres écrivains chez mon éditeur, Gallimard...

Vous sentez-vous isolé par les exigences de votre métier ?

C'est un métier de solitaire. Je suis un artisan en chambre: je travaille tout seul. Jusqu'en 1968, j'avais un bureau chez Plon, je travaillais comme la plupart des gens, en groupe, je prenais tous les matins le RER. Maintenant, j'en souffre un peu. C'est dur de travailler tout seul, on se sent souvent un peu abandonné... mais je ne sais pas écrire en équipe...

Vous avez d'ailleurs dit : "Un écrivain doit rester un marginal, un délinquant"...

Absolument. Il ne faut surtout pas qu'il devienne un notable. Il vaut mieux être Jean Genet que Tartemuche de l'Académie française...

Regrettez-vous la disparition des salons littéraires ?

Ce qu'il y a de terrible dans un cas pareil, c'est qu'on se dit que c'est là toute la vie littéraire des gens qui y vont! Les vrais écrivains n'y vont pas. Et puis, est-ce bien intéressant, pour un jeune écrivain, de rencontrer ses maîtres? Quand j'étais jeune, je n'en avais pas envie. Je n'aurais pas su quoi leur dire...

L'absence d'écoles littéraires n'est-elle pas inquiétante ?

Non, je trouve les écoles un peu ridicules. Moi-même, je me réclame pourtant du Naturalisme... et l'Académie Goncourt en découle : Flaubert et Zola sont ses père et grand-père. Elle a repoussé dans ses prix, et parmi ses membres, les écrivains qui faisaient partie d'écoles littéraires : le Symbolisme avec Maeterlinck, le Surréalisme avec André Breton, le Nouveau Roman avec Robbe-Grillet. C'est peut-être regrettable, mais c'est comme ça...

Quels conseils donneriez-vous à un jeune écrivain débutant ?

Qu'il ne se presse pas, qu'il ait de la patience : ce qui m'a fait le plus de bien, c'est ma lenteur. J'avais comme condisciple au lycée Pasteur Roger Nimier. Il était effrayant de précocité : il avait tout lu, tout compris, tout assimilé à seize ans. Il a publié son premier livre à dix-huit ans! Son dernier livre à vingt-huit ans et il est mort à trente-sept ans. C'est une espèce de trajectoire de météore. Franchement, je préfère le contraire. C'est plus sûr de se donner le temps. Il faut aussi ne pas raconter sa vie. Mais un écrivain jeune ne peut qu'aller vite et raconter sa vie...

Lequel de vos romans voudriez-vous qu'il lise en premier ?

"Pierrot ou les secrets de la nuit". Et puis "Amandine" et "Vendredi ou la vie sauvage"... mes livres lus par les enfants, bien qu'ils n'aient pas été écrits pour eux...

Avez-vous des regrets dans votre carrière littéraire ?

J'ai fait ce que je pouvais. Si je n'en ai pas fait plus, c'est que j'en étais incapable. Et puis j'ai publié trop peu de livres pour pouvoir en renier !

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