Michel
Tournier, comme Vercors, a écrit son premier livre
tardivement, après avoir travaillé dans les médias et
l'édition. Vendredi ou les limbes du Pacifique, Grand prix
du roman de l'Académie française, sort en 1967, alors qu'il a
quarante-trois ans.
Les grands thèmes de réflexion
philosophiques, qu'il a étudiés jusqu'à l'âge de vingt-cinq
ans, sont omniprésents dans ses livres, en particulier Les
Météores, qui traite de métaphysique à travers la dualité de
deux jumeaux.
Cet écrivain minutieux, disciple
de Zola, effectue de longues enquêtes avant d'écrire. Il a
publié en tout une quinzaine de livres dont Le Roi des
Aulnes, prix Goncourt en 1970. Il est membre de cette
académie depuis 1972.
Michel Tournier, avant
de devenir écrivain, vous vouliez être professeur de
philosophie
En effet. J'ai découvert
la philosophie à 16 ans, et j'ai abandonné toute ambition
littéraire pour m'y consacrer. Mais à 25 ans, j'ai renoncé à
la carrière universitaire, car, au lieu d'être reçu dans les
premiers à l'Agrégation de philosophie, comme j'y comptais
bien, j'ai été rejeté dans les derniers! (rires).
Votre formulation
littéraire implique tout de même, de façon cachée, la
philosophie...
Certainement. C'est
particulièrement vrai dans mes petits contes enfantins. J'ai
remué dans ma tête durant des années les trois personnages de
Pierrot, Arlequin et Colombine, je voulais en faire quelque
chose de très important à mes yeux, qui plonge profondément
dans l'histoire humaine, dans l'ontologie. Amandine ou les
deux jardins est de son côté le conte de la métaphysique,
Amandine allant voir de l'autre côté du mur,
c'est-à-dire le "Métamur". Pierrot ou les
secrets de la nuit, lui, est le conte de l'ontologie, car
la pâte que pétrit le boulanger est le symbole de la
substance. Pierrot et Arlequin s'opposent dans ce conte par
des qualités diamétralement opposées : Pierrot, c'est le noir
et blanc, la nuit et la lune, l'écriture, la vie sédentaire.
Arlequin c'est la couleur, le jour et le soleil, la parole et
la chanson, la vie nomade... Et, surtout, Pierrot c'est la
substance, Arlequin c'est l'accident. Avec cette petite
histoire qu'on peut lire à des enfants de six ans, je jette
une passerelle entre le jardin d'enfants et Spinoza. J'ai
réfléchi sept à huit ans avant d'arriver à cette petite
histoire qui tient en dix feuillets dactylographiés. Mon
travail consiste à faire passer la philosophie à travers une
histoire aussi simple que possible...
Qu'est-ce qui vous a
poussé à écrire?
Tout simplement
l'admiration des livres, que j'éprouvais lorsque j'étais
enfant. On imite ce que l'on admire : si l'on admire la
musique, on devient musicien, l'argent, on devient homme
d'affaires, le pouvoir, on devient homme politique. Et si l'on
admire les livres, alors on écrit des livres... J'ai pensé
que, si j'en étais capable, je n'avais rien de mieux à faire
qu'écrire. Et je faisais une chose que je crois assez typique
d'une vocation littéraire : dès l'âge de onze, douze ans, je
lisais beaucoup, et quand un passage me plaisait, je le
recopiais dans un cahier...
Dans quel but
recopiiez-vous ces passages d'œuvres célèbres ?
Pour me les approprier...
Je me disais : "Ce passage-là, c'est toi qui aurais dû
l'écrire"! En fouillant dans mon grenier, on trouverait encore
ces cahiers, et sans doute que je rougirais de honte en voyant
le mauvais goût de mes choix, mais c'était une façon de
prendre possession de ces textes, que je revendiquais! De même
que, quand j'écris Vendredi ou Les limbes du Pacifique,
je prends possession du Robinson Crusoé de Daniel
Defoe, quand j'écris Gaspard, Melchior et Balthazar je
prends possession de l'Evangile selon saint Mathieu...
Lorsque vous étiez
enfant, quels sont ces livres qui vous ont frappé?
Le merveilleux voyage
de Nils Olgersson de Selma Lagerlöf.
J'en ai encore l'exemplaire que l'on m'a donné lorsque j'avais
neuf ans. J'ai été aussi frappé par Kipling, Jack London avec
Croc-blanc, L'Appel de la forêt, et par
James-Oliver Curwood pour Le Piège d'or, qui est un
conte admirable. Et puis Charles Perrault : je place Le
Chat botté et Barbe bleue au dessus de Hamlet
!
Vous avez commencé à
écrire très jeune...
Oui. J'écrivais de longues
lettres, très littéraires. Et puis j'avais à faire, comme tous
les écoliers, des compositions françaises! C'est aussi une
façon d'être écrivain. Les enfants me demandent souvent
comment on devient écrivain, je leur réponds : "Mais vous
l'êtes! puisque vous faites des narrations. Mais vous vous
arrêterez un jour, en sortant de l'école. Si vous continuez,
c'est que vous serez devenus écrivains professionnels..."
On ne devient pas écrivain, on le reste.
Qu'avez-vous fait
pendant dix-sept ans, entre votre abandon de la carrière
professorale et la sortie de votre premier livre Vendredi ou
les limbes du Pacifique ?
Puisque je ne pouvais pas
être professeur, j'ai fait des "petits boulots" pour gagner ma
vie... J'ai été ainsi producteur et réalisateur à la RTF,
attaché de presse d'Europe 1, puis directeur littéraire chez
Plon, collaborateur à différents journaux. Et il m'a fallu en
effet dix-sept ans, de tâtonnements et de recherches, pour
arriver à intégrer la philosophie dans une formule
littéraire...
Quels sont les auteurs
qui vous ont influencé par la suite ?
Avant tout, Flaubert. Il y
a deux Flaubert : celui en couleurs et celui en noir et blanc.
Moi, c'est évidemment le Flaubert en couleurs que je préfère,
c'est-à-dire La Tentation de Saint-Antoine, Salammbô,
La Légende de Saint-Julien l'Hospitalier et Hérodias.
C'est énorme ce que je dois à Hérodias : Gaspard,
Melchior et Balthazar en découle directement. Lorsque des
étrangers me demandent quel livre de littérature française il
faut lire en premier, je leur dis de lire les Trois contes
de Flaubert. Et puis il y a le Flaubert en noir et blanc,
Madame Bovary, L'Education sentimentale, Bouvard
et Pécuchet, Un cœur simple, que je lis avec
admiration, mais aussi avec une certaine répulsion, car c'est
une littérature haineuse, que je n'aime pas.
Qu'entendez-vous par
"littérature haineuse" ?
Il y a toute une tradition
de la littérature haineuse en France, qui culmine avec
Ferdinand Céline. Ce sont des mises en accusation de la vie et
des gens. Pour moi, la littérature doit être une célébration.
Il est évident que lorsqu'on se promène, on rencontre des
horreurs, des monstres, mais on n'est pas obligé d'en parler
de façon haineuse! Ainsi, je n'aime pas Proust, car son
univers est un monde de personnages grotesques et répugnants,
à commencer par Swann, qui est un imbécile, une nullité, un
inutile. On ne sait vraiment pas ce que fait ce type-là sur la
terre! C'est un petit rentier stupide. Et cette remarque est
valable pour tous ses personnages : Proust voit laid. La même
observation est valable pour Saint-Simon, dont Proust est
d'ailleurs l'héritier. Les Mémoires de Saint-Simon sont un
admirable et désespérant guignol. Il n'y a pas trace dans ce
monde pour l'amour, la tendresse, ou la grandeur... Puis il y
a les écrivains et les artistes qui voient beau. Monet disait
à la fin de sa vie : "Je n'ai jamais rien vu qui fût laid".
C'est admirable ! Et Giono, Colette ou Saint-John Perse
pouvaient en dire autant...
La leçon principale de
la littérature, d'après vous, doit être l'amour de la vie...
Mais oui! C'est la grande
différence entre Goncourt et Zola. Edmond de Goncourt
prétendait avoir inventé le Naturalisme, mais c'était Zola le
grand naturaliste de l'époque. Goncourt avait l'impression que
Zola -de vingt ans son cadet- lui avait volé son bien. Si vous
les comparez, ce sont bien évidemment deux naturalistes, mais
il y en a un qui est haineux -Goncourt- et l'autre qui est
amoureux : Zola. Zola est amoureux de tous ses personnages, il
les décrit avec tendresse, même les plus affreux! La laideur a
aussi sa beauté... La laideur décrite par Zola est belle.
Vous avez souvent cité
Cocteau dans vos interviews. C'est sa poésie que vous admirez ?
Le cas de Cocteau est
assez curieux, car il m'est totalement opposé par tous ses
aspects. D'abord, il est né en grande banlieue,
Maisons-Laffitte, et il n'a vraiment commencé à vivre que
quand il s'est installé à Paris. Moi, c'est exactement
l'inverse : je suis né à Paris et je n'ai vraiment vécu que
quand mes parents se sont transportés à Saint-Germain-en-Laye,
qui est très proche de Maisons-Laffitte. Il était une
incarnation du parisianisme, alors qu'il n'était pas né à
Paris, comme la plupart des "Parisiens". Moi, c'est le
contraire, j'ai eu en horreur Paris dès les premiers jours.
D'autre part, Cocteau était avant tout poète, homme de
théâtre, de cinéma, et allergique à l'étranger, alors que je
suis tout le contraire. Et puis l'érotisme et la sexualité de
Cocteau me rebutent totalement. Mais, je me dépêche d'ajouter
qu'un poème comme Plain-chant est pour moi un des
sommets de la poésie française. Il n'y a pas un écrivain dont
j'ai plus de citations en tête que lui. Et qui m'enchantent,
que je ne cesse de reproduire dans mes écrits, mes discours,
parce qu'elles sont insurpassables. Il a vraiment un don de la
formule qui me laisse pantois d'admiration... il a une façon
de déglinguer les formules pour en tirer d'autres plus
étincelantes, de rapprocher des contraires, pour en faire
jaillir une étincelle éblouissante. Quand Proust a publié son
premier livre, Un amour de Swann, en 1913, Jean Cocteau
a été un des premiers critiques admiratifs, ce qui à l'époque
était assez méritoire. Il a écrit dans Gringoire :
"C'est une miniature géante". C'est fabuleux! Comment
mieux définir l'univers de Proust en deux mots! A ce
moment-là, je rends les armes devant un pareil phénomène...
André Gide, dans un
autre domaine, vous a aussi marqué...
Gide me paraît
l'incarnation de l'écrivain engagé. C'est un homme qui aurait
pu être très heureux en ayant une vie magnifique : il aimait
la musique, les voyages, les langues étrangères, il avait des
amours extrêmement heureuses et des amis admirables. Or, il
s'est empoisonné la vie en s'engageant constamment, parce
qu'il estimait que, moralement, c'était son devoir. Il a écrit
Corydon, Retour de l'URSS, Les Souvenirs de
cours d'assise, Retour du Tchad, en s'exposant à
des épreuves dangereuses. Il s'est imposé cela par devoir.
C'est tout à fait méritoire d'avoir fait cela, car ses
œuvres
engagées n'avaient absolument aucune ambition littéraire. Il
savait bien qu'elles ne pourraient faire de lui un grand
écrivain, à la différence de son œuvre romanesque.
Vous êtes contre
l'écrivain engagé ?
La littérature, par
elle-même, a une fonction sociale, morale : elle est
compromettante et constitue déjà un engagement. Ce n'est pas
la peine de faire une autre œuvre de combat, en y ajoutant un
second engagement qui, cette fois-ci, n'est pas littéraire,
mais plutôt politique. L'écrivain peut très bien se contenter
de littérature...
Saint-Exupéry était
pourtant lui aussi un écrivain engagé...
C'est une grande figure,
avec tout ce que cela comporte d'un peu dérisoire, comme
Roland Garros et tous les grands héros du début du siècle...
Le Petit prince est un chef-d'œuvre. Je suis à genoux
devant ce livre. Je l'envie aussi d'avoir pu l'illustrer
lui-même, comme Kipling l'a fait avec Le livre de la jungle
ou Lewis Carroll dans Alice au pays des merveilles...
Un de mes chagrins est d'être incapable de pouvoir illustrer
moi-même mes histoires...
La photographie joue
d'ailleurs un grand rôle dans votre travail...
Les photographies me
servent pour me remémorer des paysages. Notamment, j'ai
beaucoup photographié l'Islande pour Les Météores. La
photographie est un domaine que j'ai beaucoup travaillé, car
j'ai fait dans les années 60 une cinquantaine d'émissions pour
la télévision, qui m'ont obligé à passer quatre, cinq jours
dans l'intimité des plus grands photographes. J'ai ainsi
rencontré Man Ray, Bill Brandt, André Kertesz, Jacques-Henri
Lartigue, Brassaï...qui sont tous morts. C'est une expérience
irremplaçable, un grand savoir personnel... Mais Michel
Tournier photographe, c'est zéro! Je fais de belles photos,
mais elles n'ont aucun intérêt de création. Ce sont des choses
personnelles, qui me servent beaucoup comme source
d'inspiration.
Cette passion se
retrouve d'ailleurs dans vos livres...
C'est évident. Dans
Gaspard, Melchior et Balthazar, Balthazar tombe amoureux
d'un portrait. J'y décris une perversion qui est l'iconophilie,
c'est-à-dire le culte de la vedette, le fait qu'on aime
quelqu'un parce qu'il ressemble à une image. Et puis La
Goutte d'or aurait pu s'appeler La Photographie. Ce
roman commence par une photo, et tout le problème, pour mon
personnage, est de retrouver cette image. Il court après son
image...
Préparez-vous longtemps
vos livres à l'avance ?
Hélas, oui. Il me faut un
grand sujet qui m'inspire avant de me mettre au travail. Je
n'ai pas d'imagination ou de puissance créatrice : il faut que
tout me soit donné dans le sujet. Je ne peux pas travailler
sur un sujet quelconque, sur un prétexte ou une affaire
intime... Il faut que je sente le passage d'un courant
mythologique, d'une idée qui soit en même temps une mine à
creuser, car les sujets de mes livres sont des domaines que je
ne connais pas. Pour Les météores, c'était la gémellité.
J'ai ainsi fait une longue enquête : j'ai interrogé des
enfants jumeaux, des psychologues, des parents, et, au fur et
à mesure, je m'apercevais que les trouvailles se
multipliaient... Quand j'ai commencé Les Météores, je
n'avais aucune idée de la cryptophasie, le jargon qu'utilisent
entre eux deux jumeaux vrais. C'est passionnant, quelle
aubaine pour un écrivain d'avoir des personnages qui inventent
une langue entre eux!
Avez-vous besoin d'un
plan pour écrire ?
Non. Je n'ai pas besoin de
plan, car il est tout trouvé. Mes livres sont très simples :
c'est presque toujours un voyage. Gaspard, Melchior et
Balthasar, c'est le voyage de quatre Rois mages, La
Goutte d'or, c'est le voyage d'un immigré du Sahara à
Paris...
Vous connaissez donc la
fin de vos livres avant de les commencer...
Ah oui! Je l'écris même
très tôt. Je l'écris généralement lorsque j'arrive au premier
tiers de mon roman. J'y fais très attention. J'ai besoin de
savoir à l'avance comment je vais finir, pour éviter de me
perdre...
Avez-vous eu besoin de
voyager, ou de vous rendre dans certains endroits précis, pour
situer certaines scènes de vos livres ?
Absolument! Je fais
quelquefois des voyages immenses. Pour Les Météores, j'ai
fait le tour du monde, parce que l'un des jumeaux fuyait son
frère, lequel lui courait après. J'ai traversé ainsi le
Canada, de Vancouver à Montréal, en chemin de fer, pendant
quarante-huit heures jour et nuit, pour un passage de ce
livre. Il fallait l'avoir fait, ça ne s'invente pas! Souvent,
mon manuscrit me donne l'ordre de faire des choses extrêmement
dures. Pour La Goutte d'or, j'ai été passer une matinée dans
un abattoir. J'en ai beaucoup souffert. En ce moment, je
m'intéresse au métro et au suicide. Il m'arrive de passer des
nuits entières dans le métro parisien. C'est très dur, mais ça
donne du piment à la vie... C'est extrêmement juteux, c'est
très rentable. C'est la méthode Zola, qui allait au charbon
-et doublement- quand il écrivait Germinal. Flaubert
l'a aussi fait, il a été le premier a faire des enquêtes, et à
aller sur le terrain.
Prenez-vous beaucoup de
notes au cours de vos enquêtes ?
Evidemment! J'ai des
caisses entières de notes et de livres annotés. J'ai un
principe en ce qui concerne les livres : je ne touche pas,
j'évite de lire tout roman, nouvelle ou autre fiction qui
traite du sujet qui m'intéresse. C'est tabou! (rires)... je ne
veux pas me laisser influencer par une autre vision de ces
choses. En revanche, je pille sans vergogne tout ce qui est
histoire, anatomie, archéologie, linguistique, technologie,
etc. Je n'ai aucun scrupule à dévaliser les dictionnaires, les
traités. Quand j'écris un livre, il y a deux ans d'enquête et
deux ans de rédaction...
Vous êtes un fanatique
des archives...
Oui, mais quand j'ai
terminé un livre, je mets mes documents dans un carton, et ça
part au grenier. Il y a une espèce de nettoyage qui se fait.
J'oublie tout! Pour écrire Le Roi des Aulnes, j'ai
pioché dans les quinze volumes des minutes du procès de
Nuremberg. Ils sont quelque part, je n'y touche plus. C'est
d'ailleurs une lecture horrible, on patauge dans les crimes
nazis, mais j'en ai tiré quelques perles. Quelquefois il faut
lire dix volumes pour en tirer une chose intéressante,
utilisable. C'est épouvantable comme travail. Dans ce même
livre, j'ai reconstitué la Prusse orientale, qui a disparu en
1945. Je suis allé voir des Allemands de Prusse orientale,
j'ai retrouvé une maison d'édition de Königsberg repliée à
Munich. Voyez le travail que ça représente... Mais Flaubert a
fait cela avant moi. Il faisait passer des bibliothèques
entières dans sa moulinette, pour reconstituer une scène.
Quand vous rencontrez
un sujet qui vous inspire, laissez -vous tout tomber un
instant pour vous y atteler ou bien reportez-vous cela à plus
tard?
Je fais feu de tout bois!
Quand je rencontre un trait de personnage, un mot, c'est tout
de suite noté. C'est le côté anthropophage du romancier : il
bouffe ses contemporains...
Avez-vous déjà écrit
plusieurs livres en parallèle ?
Oui et non. Ils ne sont
jamais au même stade. C'est comme si vous aviez plusieurs
casseroles sur le feu : j'ai plusieurs sujets sur le feu, mais
pas au même niveau de cuisson... J'ai interrompu Une Vie de
saint Sébastien -mon prochain livre- pour écrire en 1985
le scénario de La Goutte d'or, à la demande de Marcel Bluwal.
De ce scénario, j'ai ensuite fait le roman. Et puis j'ai écrit
"Le médianoche amoureux" qui est un recueil de contes et de
nouvelles. C'est seulement maintenant que je me remets à saint
Sébastien...
Tenez-vous un carnet de
bord afin de vous retrouver dans l'évolution de vos
personnages ?
Je fais une fiche
signalétique pour chaque personnage : ses parents, son
origine, sa date de naissance. C'est très important, surtout
quand ce sont des personnages historiques qui ont existé.
Quel est votre endroit
favori pour écrire ?
Mon grenier. Je l'ai fait
lambrisser avec de la frisette de pin. J'écris à la main, avec
un stylo à plume que je remplis dans un encrier : j'aime
l'odeur de l'encre de l'encrier, alors que l'encre de la
cartouche ne sent rien! J'écris sur du papier épais, de
quatre-vingts grammes et mes manuscrits sont relativement peu
raturés, car je réfléchis longtemps avant d'écrire. Je raconte
souvent mes histoires avant de les écrire...
Comment vous
installez-vous ?
J'écris sur une grande
table entouré de beaucoup de livres. La littérature découle de
la littérature...
Avez-vous besoin d'une
ambiance particulière pour travailler ?
Non. J'ai besoin d'être
tranquille. J'aime entendre le vent dans mon grenier. Et puis
j'ai dans l'oreille une horloge qui fait un petit bruit, qui
correspond à peu près au rythme cardiaque...
Avez-vous des moments
préférés pour écrire ?
Non. J'écris quand je peux
et à vrai dire, rarement! On passe son temps à me téléphoner
et à me rendre visite, j'ai des voyages à faire... J'écris
donc dans les interstices d'une vie qui est en proie aux
autres.
Ecrivez-vous tous les
jours ?
Oui. J'écris un peu tous
les jours, je prends des notes et je lis beaucoup : j'en ai
besoin mentalement...
Vous qui avez été
journaliste, accordez-vous une part importante à l'actualité
dans votre vie?
De nos jours, l'actualité
n'a plus d'intérêt parce qu'il ne se passe plus rien... J'ai
vécu la prise de pouvoir par les nazis en 1933, la guerre, la
débâcle, l'Occupation, la Libération, la guerre d'Indochine
avec Diên Biên Phu et la guerre d'Algérie. Depuis cette
époque, j'ai le sentiment que l'actualité s'est ralentie.
C'est à peu près toujours la même chose...
La libération des pays
de l'Est ne vous a pas marqué ?
Il ne faut pas croire que
la chute du mur de Berlin, la guerre du Golfe soient des
événement importants. Ce sont des événements négatifs, qui
marquent la fin d'un certain monde, notamment la fin de la
guerre froide. Donc, ça annonce encore un ralentissement de
l'actualité, on va vers une période étale. Curieusement, nous
assistons au développement gigantesque des médias, alors qu'il
ne se passe plus rien, avec en même temps une diminution des
événements imaginaires : il n'y a plus de vedettes de cinéma
comme Marylin Monroe, Brigitte Bardot avec leurs histoires
privées, leurs amours... On aurait pu penser qu'avec cette
pénurie d'événements réels, on allait voir se développer un
véritable délire au niveau imaginaire... Et bien non! Les
médias tournent à vide. Presque chaque soir, je me demande
pourquoi on a imprimé un journal, puisqu'il n'y a rien de
nouveau depuis vingt-quatre heures!
Comment intervient
votre expérience personnelle dans votre œuvre ?
Etre romancier, c'est
chercher matière loin de soi. Je ne raconte jamais des
histoires qui me sont arrivées. Quand je parle à la première
personne, c'est une convention du récit, mais ce sont des
histoires tout à fait imaginaires. Mon expérience personnelle
est quasiment nulle dans mes histoires, je m'arrange même pour
l'annuler. Dans "Le roi des Aulnes", j'évoque une époque que
j'ai vécue. Mais pour décaler mon expérience, j'ai pris un
personnage plus âgé que moi, qui est mobilisé en 1939, puis
fait prisonnier en 1940, ce que je n'ai pas vécu. J'ai ainsi
désamorcé cette expérience brûlante que j'avais en moi.
L'écrivain qui raconte ses propres histoires n'est pas un
romancier...
Etes-vous sensible aux
critiques et au succès d'un de vos romans lorsqu'il est
publié ?
Ca m'amuse beaucoup
d'avoir un énorme éreintement dans un journal, et de voir la
semaine suivante mon livre en tête de la liste des
best-sellers! Je suis éreinté par la presse et je m'en porte
très bien ! (rires). Heureusement, j'ai mes lecteurs, ce qui
est l'essentiel, et surtout les enfants. Le succès de
"Vendredi ou la vie sauvage" est le contraire d'un succès de
librairie : il va en augmentant, d'année en année. Il s'en est
déjà vendu deux millions cinq cent mille exemplaires, sans une
seule ligne de critique dans la presse!
Etes-vous très critique
avec vous-même ?
Je ne me soucie pas de la
valeur objective de mes livres, car je suis incapable de la
juger. Et personne n'en est capable. Ce sera le fait des
générations à venir, et je ne m'en soucie pas beaucoup. Quand
je compare la façon dont on juge la littérature du passé, et
la façon dont elle a été jugée à l'époque, je suis effaré :
les critiques de Sainte-Beuve sont atterrantes : il traitait
Baudelaire par dessous la jambe et portait aux nues
Tartemuche !
Jugez-vous vos
personnages ou les faites-vous évoluer à leur guise ?
Ni l'un, ni l'autre. Je
récuse complètement ce que disent certains romanciers : "Mes
personnages sont des êtres vivants, qui m'échappent!" Pour
moi, ce sont les pièces d'une machine qui est le roman. Ils ne
sont pas libres du tout, ils sont prisonniers de la machine...
Y en a-t-il qui vous
ont particulièrement déplu, que vous avez eu du mal à
maîtriser?
Non. Jusqu'ici, ils ont
été bien sages, ils ont rempli leur fonction! (sourire).
Le roman est-il pour
vous une forme de liberté ?
Absolument pas. Le roman
est une contrainte qui m'oblige à rester chez moi pour écrire
ou, au contraire, à faire des voyages qui me fatiguent et qui
m'éprouvent. C'est un esclavage!
Connaissez-vous le
syndrome de la feuille blanche?
Pas du tout. Je travaille
tellement avant d'écrire, que quand je m'assois pour écrire,
je sais ce que je vais écrire...
Arrivez-vous à conclure
facilement vos chapitres ?
Je sais quand ils se
terminent. Il ne faut se soucier ni du début, ni de la fin.
C'est très mauvais. Si vous vous souciez du début, vous
écrivez des pages et des pages inutiles, qu'il faut supprimer
ensuite. Quant à la conclusion, c'est assez bon de conclure
par une notation totalement insignifiante et prosaïque...
Que vous inspire le mot
"Fin"?
Il m'inspire "nif",
c'est-à-dire l'inverse. Pour moi, la bonne fin, c'est le
début. C'est le roman qui se mord la queue. Dans mes
histoires, la fin ressemble souvent au début...
Laissez-vous reposer
votre manuscrit une fois que vous l'avez terminé ?
Non. Je le fais lire à des
amis, en leur demandant de me signaler des erreurs
matérielles : des fautes d'orthographe, de français, ou des
absurdités que j'ai laissé échapper. Mais mes amis ne font pas
ça du tout, il me font une critique littéraire qui ne me sert
à rien, car, de toute façon, je n'y changerai rien. C'est
toujours la même histoire! (rire).
Quelles sont ces
erreurs que vous avez laissé échapper ?
Dans La Goutte d'or
j'ai décrit à Oran une marée basse avec des bateaux sur le
sable. J'ai alors reçu des lettres d'Oranais, me précisant que
la marée basse s'y traduisait par une dénivellation de dix
centimètres! De même, dans Le Médianoche amoureux, j'ai
fait pêcher des oursins dans la baie du Mont Saint-Michel...
(rires).
Lisez-vous beaucoup vos
contemporains ?
Je suis bien obligé par
l'Académie Goncourt. Je lis énormément mes contemporains...
Y prenez-vous du
plaisir?
Presque toujours. J'aime
la lecture. Un jour, je m'interromprai d'écrire, mais jamais
de lire...
Comment jugez-vous le
milieu littéraire actuel ?
Je ne crois pas qu'il y
ait les grands écrivains qu'il y avait en France il y a
cinquante ans. Quand on pense qu'il y avait à un moment donné
Proust, Gide, Claudel, Valéry, pour une première génération,
et, vivant à la même époque, la génération suivante des "M" :
Mauriac, Montherlant, Mauroy, Malraux, Morand, c'est quand
même fabuleux! On devait être perdu au milieu de tout cela,
tandis qu'aujourd'hui, c'est quand même plus facile de
s'épanouir... Mais il y a Marguerite Yourcenar, Julien Gracq,
Le Clézio, Modiano, et Hervé Bazin, qui est certainement
l'écrivain français vivant le plus connu d'aujourd'hui...
Avez-vous des relations
épistolaires ou des entrevues fréquentes avec vos confrères ?
Aucune! Je peux vous
garantir qu'il n'y aura pas une correspondance de Michel
Tournier! En revanche, il restera les bandes magnétiques que
j'envoie aux écoliers dans des établissements scolaires. Mes
lettres n'ont pas grand intérêt. Sinon, je déjeune une fois
par mois avec mes confrères de l'Académie Goncourt. Je
rencontre aussi d'autres écrivains chez mon éditeur,
Gallimard...
Vous sentez-vous isolé
par les exigences de votre métier ?
C'est un métier de
solitaire. Je suis un artisan en chambre: je travaille tout
seul. Jusqu'en 1968, j'avais un bureau chez Plon, je
travaillais comme la plupart des gens, en groupe, je prenais
tous les matins le RER. Maintenant, j'en souffre un peu. C'est
dur de travailler tout seul, on se sent souvent un peu
abandonné... mais je ne sais pas écrire en équipe...
Vous avez d'ailleurs
dit : "Un écrivain doit rester un marginal, un délinquant"...
Absolument. Il ne faut
surtout pas qu'il devienne un notable. Il vaut mieux être Jean
Genet que Tartemuche de l'Académie française...
Regrettez-vous la
disparition des salons littéraires ?
Ce qu'il y a de terrible
dans un cas pareil, c'est qu'on se dit que c'est là toute la
vie littéraire des gens qui y vont! Les vrais écrivains n'y
vont pas. Et puis, est-ce bien intéressant, pour un jeune
écrivain, de rencontrer ses maîtres? Quand j'étais jeune, je
n'en avais pas envie. Je n'aurais pas su quoi leur dire...
L'absence d'écoles
littéraires n'est-elle pas inquiétante ?
Non, je trouve les écoles
un peu ridicules. Moi-même, je me réclame pourtant du
Naturalisme... et l'Académie Goncourt en découle : Flaubert et
Zola sont ses père et grand-père. Elle a repoussé dans ses
prix, et parmi ses membres, les écrivains qui faisaient partie
d'écoles littéraires : le Symbolisme avec Maeterlinck, le
Surréalisme avec André Breton, le Nouveau Roman avec
Robbe-Grillet. C'est peut-être regrettable, mais c'est comme
ça...
Quels conseils
donneriez-vous à un jeune écrivain débutant ?
Qu'il ne se presse pas,
qu'il ait de la patience : ce qui m'a fait le plus de bien,
c'est ma lenteur. J'avais comme condisciple au lycée Pasteur
Roger Nimier. Il était effrayant de précocité : il avait tout
lu, tout compris, tout assimilé à seize ans. Il a publié son
premier livre à dix-huit ans! Son dernier livre à vingt-huit
ans et il est mort à trente-sept ans. C'est une espèce de
trajectoire de météore. Franchement, je préfère le contraire.
C'est plus sûr de se donner le temps. Il faut aussi ne pas
raconter sa vie. Mais un écrivain jeune ne peut qu'aller vite
et raconter sa vie...
Lequel de vos romans
voudriez-vous qu'il lise en premier ?
"Pierrot ou les secrets de
la nuit". Et puis "Amandine" et "Vendredi ou la vie
sauvage"... mes livres lus par les enfants, bien qu'ils
n'aient pas été écrits pour eux...
Avez-vous des regrets
dans votre carrière littéraire ?
J'ai fait ce que je
pouvais. Si je n'en ai pas fait plus, c'est que j'en étais
incapable. Et puis j'ai publié trop peu de livres pour pouvoir
en renier !
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