Jacques Laurent
est un écrivain des plus prolifiques. Sous une
dizaine de pseudonymes, il a fait paraître une cinquantaine de
livres, dont Caroline chérie, son premier roman,
écrit à vingt-sept ans sous le nom de Cécil Saint-Laurent,
traduit en douze langues, et publié à plus d'un million
d'exemplaires avant de devenir une série télévisée à succès.
Historien sous le nom d'Albéric
Varenne, pamphlétaire émérite poursuivi pour offense au chef
de l'état, essayiste pourfendeur d'une réglementation abusive
de la langue française dans Le Français en cage, il
obtient le Goncourt avec Les Bêtises en 1971 malgré
l'avoir dénigré la veille à Bernard Pivot...
Son caractère provocateur lui
vaut d'être regroupé avec les "Hussards", ce qu'il a
toujours récusé. En 1981, il obtient le Grand prix de
littérature de l'Académie française pour l'ensemble de son
œuvre, avant d'y entrer lui-même en 1986 et d'y siéger
sagement jusqu'à l'an
2000...
Jacques Laurent, vous
avez écrit sous un nombre impressionnant de pseudonymes...
En effet... Mais je n'ai à
peu près rien fait de bon sous ces noms d'emprunt. A un
moment, j'écrivais en deux, trois jours des petits romans
roses, du style "Arlequin". Pour vivre. Il y a eu Roland de
Jarneze, Alain de Sudy, Gilles Bargy, Laurent Labattu pour des
policiers, Jean Paquin pour des chroniques théâtrales, Dupont
de Ména quand j'illustrais mes romans sentimentaux... Il n'y a
qu'un pseudonyme sous lequel j'ai signé quelque chose de
durable, c'est Albéric Varenne, sous lequel j'ai signé
Quand
la France occupait l'Europe, qui a été réédité plusieurs
fois. Et puis, il y a Cécil Saint-Laurent...
A cette époque, vous
connaissiez des conditions financières difficiles...
Oui... C'est pour cette
raison que je suis devenu mon propre mécène. En écrivant
Caroline chérie, le premier livre signé Saint-Laurent,
publié en 1946. J'ai obtenu l'argent qui m'a permis de me
consacrer aux Corps tranquilles, qui ont paru en 1949...
Les Corps
tranquilles, votre premier roman publié en 1949 sous votre
vrai nom, est né pendant la guerre...
J'ai en effet commencé à
écrire Les Corps tranquilles quand j'étais soldat, après
l'armistice, pendant l'hiver 41. Je regardais la ligne de
démarcation et il n'y avait absolument rien à faire qu'à jouer
à la belote : le poste allemand était à un kilomètre dans la
forêt, et on ne le voyait même pas. Alors je me suis mis à
écrire un roman. Comme j'avais la nostalgie de Paris, j'ai
décrit un type à peu près de mon âge, qui y vivait, en dehors
de la guerre. Je suis parti au hasard et le roman est venu
tout seul...
Qu'est-ce qui vous a
ainsi poussé à écrire?
La lecture. Si je n'avais
pas lu de livres, et notamment des fictions, je n'aurais
jamais écrit. Un auteur de romans est avant tout un lecteur de
romans. La pratique des grands écrivains est libératrice. Elle
incline non à les imiter, mais à suivre la leçon qu'ils
donnent tous : une leçon d'audace. Ils vous apprennent qu'on
ne doit se conformer à aucun moule, tout ce que l'on peut se
permettre, avec quelles précautions ou quelle absence de
précautions. A l'âge de huit, neuf ans, je lisais ainsi
beaucoup. J'écrivais des petits textes, des poèmes sur les
plats que l'on mangeait à table chez mes parents le dimanche,
j'illustrais aussi des romans, en imitant les bandes
dessinées... A partir de ce moment-là, j'étais embarqué : je
n'ai jamais pensé faire autre chose qu'écrire. La vocation
littéraire ne s'affirme que par la constance d'un goût qui
devient un besoin...
Vous vous voyiez déjà
écrivain, si jeune?
Oui ! Quand j'écrivais à
huit, neuf ans, j'y croyais sérieusement... Ca amusait ma
famille. J'étais sûr que je me consacrerais et gagnerais ma
vie grâce à l'écriture. J'ai alors entrepris un roman à l'âge
de quinze, seize ans, que j'ai déchiré par la suite. De même,
j'ai déchiré mon journal à l'âge de vingt ans, ce qui est une
bêtise...
A une époque, vous
vouliez pourtant être peintre...
J'ai en effet beaucoup
peint, et vers vingt-deux ans, je me suis consacré longuement
à la peinture, pendant plusieurs mois. Mais j'ai eu une
hésitation : je sentais que j'avais un plaisir plus immédiat
dans la peinture, que j'y rencontrais moins d'obstacles que
dans l'écriture. Je me suis rendu compte que c'était pour moi
un divertissement, alors que la peinture n'en était pas un.
J'ai compris que je ne pouvais pas du tout compter marquer
l'histoire de la peinture par mon œuvre...
Quels sont les livres
ou les auteurs qui vous ont influencé dans votre jeunesse?
Quand j'avais dix, douze
ans, j'étais très influencé par Erckmann-Chatrian et ensuite
par Balzac. Ensuite, j'ai découvert Stendhal, qui a exercé une
véritable influence sur moi, si tant est qu'un écrivain puisse
avoir une influence sur un autre... J'ai d'ailleurs écrit un
livre sur lui : Stendhal comme Stendhal ou le mensonge
ambigu. Et puis, il y a eu le Barrès du début, Alexandre
Dumas, Diderot et Dostoïevski, qui ne m'a pas "influencé", car
il a une folie personnelle. Je le lis toujours à petite dose,
il me rendrait malade!
Faisiez-vous des
exercices de style, en retravaillant une page d'une œuvre
célèbre?
Je me suis amusé à ça dans
certaines copies de lycée, quand on me donnait un sujet qui
s'y prêtait, comme Rousseau recevant D'Alembert à l'Académie
française... Tout écrivain commence par lire et tout lecteur
quand il écrit imite d'abord.
Vous avez déjà cité
dans une interview côte à côte Karl Marx et Jacques Bainville.
Etonnant, non?
Ah bon ? Dans quelle
interview ? (silence) En effet, j'ai été très intéressé par
Karl Marx, mais en tant que lecture philosophique. C'était un
homme très intelligent, mais il fallait le laisser dans son
époque, comme Tocqueville. Alors que Bainville, c'était
ahurissant : je voyais se réaliser devant moi, vingt ans
après, tout ce qu'il avait annoncé dans son premier livre,
Les conséquences politiques de la paix, publié en 1919...
C'est unique, ce genre de prévision juste. Il m'a fait croire
que la prévision historique était possible...
De Bainville, vous êtes
venu à Maurras...
Effectivement. Il a aussi
eu sur moi une influence intellectuelle, mais non romanesque.
Maurras m'a protégé de la sensibilité romantique; il a
contribué à m'en détourner, en particulier par Les
Amants de
Venise, ce qui est très utile quand on a dix-huit, vingt
ans... Il m'a éloigné de cet état d'esprit romantique partagé
par tant de jeunes de l'époque, qui les a poussés aussi bien
vers le communisme que vers le fascisme...
Parmi vos
contemporains, quels sont ceux qui vous ont influencé?
Montherlant, par sa grande
liberté d'écriture, ses cahiers, Les Célibataires,
Le chaos
et la nuit... Il y a un mélange de liberté et de rigueur chez
lui. C'est un sommet de l'art, quand il dit : "Il ne faut lire
des grands maîtres que pour prendre auprès d'eux des leçons de
liberté", afin de voir toutes les libertés que l'on peut se
permettre... C'est une preuve d'une grande intelligence de son
métier. C'est ce que j'attendais d'un maître, et il a été pour
moi une bonne leçon de liberté. Il y a aussi Paul Morand, mais
je ne le mets pas à un même étage : il a une maîtrise de sa
prose qui m'est très agréable. Il a des imprévisions, il
réveille... Et puis il y a Jean Giono, Marcel Jouhandeau,
Aragon, Marcel Aymé, Colette, Cocteau...
Dans les années
cinquante, vous fondez la revue La Parisienne, dans laquelle
vous menez un combat violent contre l'engagement sartrien...
Oui. J'ai même publié en
1953 un livre, Paul et Jean-Paul où je compare l'engagement
de Paul Bourget et de Sartre, ce qui était de nature à lui
déplaire profondément, puisque Paul Bourget était le type même
de l'écrivain réactionnaire, conservateur, démodé. J'avais
commencé mes articles comme un canular, puis, en cours de
route, j'ai trouvé des ressemblances frappantes entre leurs
œuvres... Alors j'ai publié un livre. Je n'étais pas contre
le fait qu'on écrive des romans engagés, on en avait bien le
droit. J'étais contre l'espèce de petite terreur que Sartre
faisait régner, en décrétant que tout roman devait être
"engagé". S'il était engagé pour la révolution, c'était bien,
mais s'il ne parlait de rien, s'il n'était pas politique,
alors, indirectement, "il militait sans le savoir contre la
révolution"... C'était faire de tout romancier un militant et
de la littérature une servante de l'action politique, comme la
théologie avait fait de la philosophie sa servante au Moyen
Age...
Vous avez aussi
critiqué des intellectuels de l'époque, comme Barthes,
Foucault et Lacan...
Lacan était un homme fort
intelligent, un bon psychiatre, qui, lui aussi, a inutilement
jargonné en maniant l'obscur. En faisant des jeux de mots qui,
parce qu'ils étaient dits par lui, n'appartenaient plus à
l'almanach Vermot... De même, le jeu de Barthes, dans "Le
degré zéro de l'écriture", c'est d'avoir employé un
vocabulaire de philosophie très spécialisé pour traiter de
sujets qui n'étaient pas philosophiques. Son intelligence m'a
souvent paru sujette à caution... Quant à Foucault, c'était un
type qui se trompait avec autorité, c'est le même problème que
Sartre. C'est un succès de mode... "Ce qui est à la mode se
démode", disait Cocteau...
A La Parisienne,
collaborent Blondin, Nimier, Déon. C'est l'époque des
"Hussards", jeunes écrivains arrogants de "droite"...
Oui... Mais c'était "une
connerie à l'état pur" de nous avoir réunis littérairement...
Nous n'avions pas du tout la même écriture, ni la même
composition et ni la même inspiration. Cet emploi du mot
"droite" m'a agacé, car il n'avait aucun rapport avec la
politique : "Nous faisions partie de la droite littéraire,
parce que nous étions pour le singulier contre le pluriel",
disait Cocteau. C'est par boutade que Bernard Frank a groupé
Nimier, Blondin et moi. Et puis on y a adjoint Déon. On finira
peut-être par adjoindre Bernard Frank à la liste...
Vous avez dit que vous
vous étiez mis à écrire parce que vous aimiez jouer avec les
mots comme un jeu de construction. Expliquez-vous..
J'ai dit ça car j'avais
une grande boulimie de mots, dès mon plus jeune âge. Quand
j'avais dix, onze ans, je passais mon temps à regarder un
dictionnaire, pour découvrir des mots. Quand je faisais des
phrases, je jouais avec les mots, comme des enfants à cet
âge-là jouent avec des cubes de construction. Sans le savoir,
je faisais du Surréalisme, comme un cadavre exquis. Le mot m'a
vraiment paru être un bijou extraordinaire, avant d'être un
outil...
Construisez-vous, de la
même façon, vos livres, à l'avance?
Absolument pas ! Sauf dans
un essai. Et encore... J'ai toujours procédé comme je l'ai
fait pour mon premier livre : je pars complètement au hasard.
J'ai quelquefois un vague plan. Dans Les Sous-ensembles
flous je savais que mon héros était atteint d'une maladie qui
devait le faire mourir à la fin du livre. Cela dit, je ne
connaissais pas le sujet même de mon roman.
Vous ne connaissez pas
la fin de vos romans?
Non. Je la trouve en
route. Elle s'impose à moi, comme dans la vie. Il n'y a rien
de plus triste qu'un roman ou une vie sans hasard. Le
romancier fait naître des vies latérales aux vies réelles,
mais qui sont soumises, comme les vies réelles, au hasard.
C'est pour cette raison que je n'aime pas des livres du genre
Les Chemins de la liberté, où chaque personnage représente
une idée, une tendance. Finalement, c'est Le roman de la
rose... Des romanciers comme Sartre dirigent trop strictement
leurs personnages et ne laissent pas suffisamment intervenir
le hasard...
Vous ne faites même pas
de plan?
Non. Je peux isoler
certaines scènes que j'ai en tête, pour ne pas les oublier,
mais je ne sais pas où elles se placeront. Cela vient par la
suite...
Prenez-vous beaucoup de
notes?
J'ai toujours un carnet
sur moi, pour noter les idées qui me passent par la tête.
Quand j'entends une phrase dans un café, je la note. Si je
l'oublie -ce qui m'arrive rarement- je suis embêté... mais
j'ai toujours un petit bout de papier dans ma poche! Je prends
ainsi des notes tous les jours...
Etes-vous un fanatique
des archives?
Non. Sauf quand il y a une
partie historique dans mon livre...
Tenez-vous un carnet de
bord afin de vous retrouver dans l'évolution de vos
personnages?
Rarement. Il m'arrive de
noter sur un cahier l'âge et la situation de mes personnages,
pour l'avoir en tête et ne pas me tromper.
Vous êtes-vous déjà
rendu quelque part, spécialement pour situer une des scènes de
vos livres?
Il m'est arrivé d'aller
vérifier, pour deux lignes, certains détails. Par exemple, je
suis allé à Genève pour voir la statue du duc de Brunswick,
notre grand ennemi de la Révolution, que j'ai évoqué dans
Le
Miroir aux tiroirs...
Avez-vous déjà été
inspiré par un autre sujet que celui sur lequel vous
travailliez?
Ca m'est arrivé, mais ça
ne me dérange pas de mettre des sujets en réserve, d'y penser
et de prendre des notes, parallèlement au livre que j'écris.
Ca m'arrive même assez souvent...
Avez-vous déjà écrit
plusieurs livres en parallèle?
Quand j'écrivais Les
Corps tranquilles, je dictais Caroline chérie l'après-midi.
Et le soir, si je ne sortais pas, je travaillais à mon autre
roman. Mais il n'y avait aucune contagion...
Quel est votre endroit
favori pour écrire?
N'importe où : dans
l'avion, dans le train, dans un café, chez moi, chez les
autres...
Vous n'avez pas besoin
d'avoir une ambiance particulière autour de vous pour
travailler?
Je m'en fiche
complètement ! Il peut y avoir du bruit, je suis absorbé par ce
que je fais. J'ai beaucoup travaillé chez Lipp : ou bien je
suis complètement absent et je n'entends ni voix ni bruits, ou
bien je me détends et j'écoute les propos de mes voisins, qui
peuvent m'inspirer quelque chose, que je vais noter. Je
préfère les cafés car je ne peux pas aller me balader, marcher
de long en large, regarder ma bibliothèque, ou par la fenêtre.
Je suis un peu bloqué à ma table... J'ai un bon rendement dans
un café...
Avez-vous une plume
fétiche?
Voila ma plume fétiche :
(Jacques Laurent sort une pointe Bic de sa poche) je la
jetterai dans quelques jours!
Avez-vous des moments
préférés pour écrire?
Ca dépend des moments. La
plupart du temps, je me suis levé tard dans ma vie, et je n'ai
pas travaillé le matin. je travaille plutôt bien l'après-midi
et quelquefois la nuit. Mais, en ce moment, j'ai une crise de
levers matinaux. Je suis un peu désœuvré et j'ai du mal à
travailler le soir...
Vous sentez-vous isolé
par les exigences de votre métier?
Oui, mais c'est très
agréable ! J'aime bien être seul. La voix de la création, on
l'entend quand on est tout seul, avec sa feuille de papier...
Connaissez-vous le
syndrome de la feuille blanche?
Non! C'est très à la mode,
mais je ne le connais pas!
Arrivez-vous à conclure
facilement vos chapitres?
Oui! Je n'établis pas un
plan de chapitrage. A un moment donné, je m'aperçois que ce
que j'écris est tout à fait convenable pour faire une fin de
chapitre, alors je chapitre...
Que vous inspire le mot
"Fin"?
En général je suis
content... J'écris d'ailleurs le mot "fin" avec plaisir, à
condition d'avoir dans la tête que je vais recommencer très
vite un autre livre...
Vous n'êtes rassuré que
si vous écrivez tous les jours?
Oui. J'ai un rythme assez
régulier. Quand je n'ai pas de rendez-vous l'après-midi,
j'écris. Je n'ai pas bon moral si je n'ai pas écrit quelque
chose dans la journée, ne serait-ce qu'une demi-heure. Ca
retentit sur le reste de ma journée. Certains romanciers ne
connaissent pas de repos : s'ils terminent un livre le matin,
ils se doivent d'en entreprendre un autre l'après-midi.
Georges Sand recommençait dans l'heure même. Maintenant, quand
on sort un livre, on est tellement pris par les médias que,
pendant un mois ou deux, on ne peut pas se consacrer à un
autre livre. Mais j'ai quand même un autre livre dans la tête.
Je ne pourrais pas vivre si je n'avais pas un livre en
chantier, même si ce ne sont que quelques petites notes...
Accordez-vous une part
importante à l'actualité dans votre vie?
Je jette un coup d'œil
sur les journaux quand ils me tombent entre les mains...
Ce n'est pas une
matière littéraire, pour vous?
Ca peut être une matière
littéraire : il y a des faits-divers qui sont intéressants à
connaître... Stendhal a fait "Le rouge et le Noir" après avoir
lu un compte-rendu de procès dans "La gazette du Palais". Il y
a des ressources dans les faits divers, mais je ne pense pas
que je m'en sois beaucoup servi...
Comment intervient
votre expérience personnelle dans votre œuvre?
Elle intervient forcément,
mais d'une façon indirecte. Il est très rare que j'aie raconté
dans un roman quelque chose qui m'était arrivé ou à quoi
j'avais assisté. Il m'est arrivé de m'inspirer d'une situation
ou d'êtres que j'avais connus, pour les transposer. Si je les
racontais réellement, j'écrirais mes souvenirs, mes mémoires,
et l'électricité romanesque ne passerait pas. Il faut que je
crée une différence, pour que de l'anode à la cathode, il
passe un courant. Dans Les Bêtises, j'ai traité de la ligne
de démarcation, mais pas du tout dans les conditions où je
l'avais vécue. Mon imagination était entièrement libre de
fonctionner...
Jugez-vous vos
personnages ou les faites-vous évoluer à leur guise?
Vu mon système de
non-construction, ils évoluent à leur guise, ils font
exactement ce qu'ils veulent...
Le roman est pour vous
une forme de liberté...
Le roman, c'est la liberté
ab-so-lue!
Y réalisez-vous vos
rêves?
Non. Je n'écris pas pour
compenser. Si je n'avais pas pu réaliser quelque chose dans ma
vie, je me serais acharné à le réaliser!
Etes-vous sensible aux
critiques et au succès d'un de vos romans lorsqu'il est
publié?
Je suis assez indifférent
aux critiques. Cela dit, je suis content quand j'ai une bonne
critique, car je pense que ça fera bien marcher mon livre!
Quand on écrit un livre, on l'aime, on est content qu'il ait
du succès, qu'il mène une vie heureuse. Mais je ne pense pas
qu'un écrivain, à mon époque, puisse attendre le moindre
enseignement d'un critique. Est-ce que Sainte-Beuve ou Taine
ont jamais été d'un enseignement pour les romanciers de leur
époque? Je n'en suis pas sûr...
Etes-vous très critique
avec vous-même?
Non ! La preuve, c'est que
je me corrige très peu. Il m'arrive, en relisant mon
manuscrit, de corriger la ponctuation, mais je ne suis pas un
maniaque...
Vous n'avez jamais
réécrit plusieurs fois ou jeté un manuscrit?
Il m'est arrivé de
corriger le tir, de déplacer un chapitre qui était au début du
livre, mais je n'en ai jamais réécrit. Flaubert se corrigeait
beaucoup, Stendhal très peu. Je préfère Stendhal...
Quand vous avez terminé
d'écrire un manuscrit pour la première fois, vous ne le
laissez pas reposer un certain temps?
Pas du tout ! Dès qu'il est
tapé, il part chez l'éditeur!
Lisez-vous beaucoup vos
contemporains?
Oui, mais je ne peux pas
dire que mes contemporains me transportent d'enthousiasme. Je
commence beaucoup de livres que j'arrête en cours de route...
Ne voyez-vous pas de
grands écrivains, actuellement?
Je crois que nous sommes
dans une période de creux de vague, et c'est tout à fait
dommage. C'est beaucoup plus stimulant d'être dans une période
florissante. L'entre-deux-guerres était extraordinaire du
point de vue romanesque. Il y avait une vingtaine de futurs
romanciers classiques. Aujourd'hui, nous vivons dans une
époque atone, car tous les intellectuels disent un peu la même
chose. Quand Sartre disait : " Un anticommuniste est un
chien", il y avait au moins un jeu...
Avez-vous des relations
épistolaires avec vos confrères?
Non, parce que je n'arrive
jamais à écrire de lettres! Je ne suis pas fait pour
entreprendre des correspondances. Le téléphone y est pour
beaucoup...
Et des entrevues
fréquentes?
Non. J'en rencontre quand
je vais à l'Académie, mais je ne cherche pas à vivre dans un
milieu d'écrivains. A un moment, je me suis senti très proche
de Blondin. Mais nous ne parlions pas de nos écritures, nous
parlions d'autres choses...
Regrettez-vous la
disparition des salons littéraires?
Ca ne me dérange pas du
tout! Quand j'étais jeune, il y en avait encore, mais je ne
les fréquentais pas. Je trouvais ça assez ridicule...
Que pensez-vous de
l'absence d'écoles littéraires, actuellement?
Je pense qu'il y a eu peu
d'"écoles" littéraires. On ne peut pas appeler "école", une
masse de manœuvre comme le Classicisme ou le Romantisme. Il y
a eu un peu le Naturalisme... Mais le Symbolisme, est-ce une
école? Une école, ça suppose des maîtres, un enseignement, des
disciples... Il y a des écoles philosophiques mais pas
d'écoles littéraires.
Vous n'avez pas cité le
Nouveau Roman, est-ce volontaire?
Le Nouveau Roman, j'en
pense tout le mal possible. Maintenant, c'est fini. Personne
n'y croit plus. Ils survivent en faisant des conférences aux
Etats-Unis ou en Australie. Il faudra attendre, pour en finir,
que les étudiants formés à cette école prennent leur retraite
de professeur. Sartre survit aussi de la même façon. Comme
canular, le Nouveau Roman était réussi. Je suis persuadé que
Robbe-Grillet est un type très drôle et qu'il en est très
conscient. Mais ce fut assez dangereux. Les jeunes écrivains
qui débutaient entre les années cinquante ou soixante ont eu
d'abord sur le dos une théorie sartrienne, qui leur disait
qu'il fallait s'engager, servir la cause du prolétariat, etc.
Puis on leur a dit qu'il ne fallait plus de héros, de
personnage ou d'intrigue. Ca a certainement stérilisé des
écrivains potentiels. C'est pour ça qu'on est dans un creux
actuellement...
Quels conseils
donneriez-vous à un jeune écrivain débutant?
Ne pas chercher à imiter
quelqu'un. Quand on se lance, il faut essayer de faire quelque
chose qui ne ressemble à rien. Et puis, ne pas mélanger la
carrière et l'œuvre. J'ai cherché à vivre de ma plume en
écrivant Caroline Chérie, mais la réussite est venue sans que je la
demande. Il n'était absolument pas dans mon projet d'être
couvert de prix littéraires ou d'entrer à l'Académie
française. Si l'on a cela comme objectif, ça vous limite : il
s'agit de plaire à un certain nombre de gens qui font partie
de ces prix. J'ai eu le Goncourt contre toute prévision, le
matin même, je ne l'avais pas... Quinze jours avant, j'avais
dit à Bernard Pivot que je méprisais les prix littéraires. Mon
éditeur était désespéré!
Lequel de vos romans
voudriez-vous qu'on lise en premier?
Cela dépend de l'âge et du
courage du lecteur. Peut-être Les Corps tranquilles. Je suis
de plus en plus persuadé qu'il contenait tous mes futurs
romans. Le flux était dans ce livre... Le reste de mes livres
est presque une limitation, par rapport à l'exubérance de ce
livre.
Avez-vous des regrets
dans votre carrière littéraire?
Non, je n'ai pas de regrets. J'ai réalisé
tout ce que j'avais envie de faire, sauf le roman que je suis
en train d'écrire, bien sûr!
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