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Jacques Laurent
(1919-2000)
Entretien réalisé à Paris le 11 juin 1991
 

Jacques Laurent est un écrivain des plus prolifiques. Sous une dizaine de pseudonymes, il a fait paraître une cinquantaine de livres, dont Caroline chérie, son premier roman, écrit à vingt-sept ans sous le nom de Cécil Saint-Laurent, traduit en douze langues, et publié à plus d'un million d'exemplaires avant de devenir une série télévisée à succès.
Historien sous le nom d'Albéric Varenne, pamphlétaire émérite poursuivi pour offense au chef de l'état, essayiste pourfendeur d'une réglementation abusive de la langue française dans Le Français en cage, il obtient le Goncourt avec Les Bêtises en 1971 malgré l'avoir dénigré la veille à Bernard Pivot...
Son caractère provocateur lui vaut d'être regroupé avec les "Hussards", ce qu'il a toujours récusé. En 1981, il obtient le Grand prix de littérature de l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre, avant d'y entrer lui-même en 1986 et d'y siéger sagement jusqu'à l'an 2000...

Jacques Laurent, vous avez écrit sous un nombre impressionnant de pseudonymes...

En effet... Mais je n'ai à peu près rien fait de bon sous ces noms d'emprunt. A un moment, j'écrivais en deux, trois jours des petits romans roses, du style "Arlequin". Pour vivre. Il y a eu Roland de Jarneze, Alain de Sudy, Gilles Bargy, Laurent Labattu pour des policiers, Jean Paquin pour des chroniques théâtrales, Dupont de Ména quand j'illustrais mes romans sentimentaux... Il n'y a qu'un pseudonyme sous lequel j'ai signé quelque chose de durable, c'est Albéric Varenne, sous lequel j'ai signé Quand la France occupait l'Europe, qui a été réédité plusieurs fois. Et puis, il y a Cécil Saint-Laurent...

A cette époque, vous connaissiez des conditions financières difficiles...

Oui... C'est pour cette raison que je suis devenu mon propre mécène. En écrivant Caroline chérie, le premier livre signé Saint-Laurent, publié en 1946. J'ai obtenu l'argent qui m'a permis de me consacrer aux Corps tranquilles, qui ont paru en 1949...

Les Corps tranquilles, votre premier roman publié en 1949 sous votre vrai nom, est né pendant la guerre...

J'ai en effet commencé à écrire Les Corps tranquilles quand j'étais soldat, après l'armistice, pendant l'hiver 41. Je regardais la ligne de démarcation et il n'y avait absolument rien à faire qu'à jouer à la belote : le poste allemand était à un kilomètre dans la forêt, et on ne le voyait même pas. Alors je me suis mis à écrire un roman. Comme j'avais la nostalgie de Paris, j'ai décrit un type à peu près de mon âge, qui y vivait, en dehors de la guerre. Je suis parti au hasard et le roman est venu tout seul...

Qu'est-ce qui vous a ainsi poussé à écrire?

La lecture. Si je n'avais pas lu de livres, et notamment des fictions, je n'aurais jamais écrit. Un auteur de romans est avant tout un lecteur de romans. La pratique des grands écrivains est libératrice. Elle incline non à les imiter, mais à suivre la leçon qu'ils donnent tous : une leçon d'audace. Ils vous apprennent qu'on ne doit se conformer à aucun moule, tout ce que l'on peut se permettre, avec quelles précautions ou quelle absence de précautions. A l'âge de huit, neuf ans, je lisais ainsi beaucoup. J'écrivais des petits textes, des poèmes sur les plats que l'on mangeait à table chez mes parents le dimanche, j'illustrais aussi des romans, en imitant les bandes dessinées... A partir de ce moment-là, j'étais embarqué : je n'ai jamais pensé faire autre chose qu'écrire. La vocation littéraire ne s'affirme que par la constance d'un goût qui devient un besoin...

Vous vous voyiez déjà écrivain, si jeune?

Oui ! Quand j'écrivais à huit, neuf ans, j'y croyais sérieusement... Ca amusait ma famille. J'étais sûr que je me consacrerais et gagnerais ma vie grâce à l'écriture. J'ai alors entrepris un roman à l'âge de quinze, seize ans, que j'ai déchiré par la suite. De même, j'ai déchiré mon journal à l'âge de vingt ans, ce qui est une bêtise...

A une époque, vous vouliez pourtant être peintre...

J'ai en effet beaucoup peint, et vers vingt-deux ans, je me suis consacré longuement à la peinture, pendant plusieurs mois. Mais j'ai eu une hésitation : je sentais que j'avais un plaisir plus immédiat dans la peinture, que j'y rencontrais moins d'obstacles que dans l'écriture. Je me suis rendu compte que c'était pour moi un divertissement, alors que la peinture n'en était pas un. J'ai compris que je ne pouvais pas du tout compter marquer l'histoire de la peinture par mon œuvre...

Quels sont les livres ou les auteurs qui vous ont influencé dans votre jeunesse?

Quand j'avais dix, douze ans, j'étais très influencé par Erckmann-Chatrian et ensuite par Balzac. Ensuite, j'ai découvert Stendhal, qui a exercé une véritable influence sur moi, si tant est qu'un écrivain puisse avoir une influence sur un autre... J'ai d'ailleurs écrit un livre sur lui : Stendhal comme Stendhal ou le mensonge ambigu. Et puis, il y a eu le Barrès du début, Alexandre Dumas, Diderot et Dostoïevski, qui ne m'a pas "influencé", car il a une folie personnelle. Je le lis toujours à petite dose, il me rendrait malade!

Faisiez-vous des exercices de style, en retravaillant une page d'une œuvre célèbre?

Je me suis amusé à ça dans certaines copies de lycée, quand on me donnait un sujet qui s'y prêtait, comme Rousseau recevant D'Alembert à l'Académie française... Tout écrivain commence par lire et tout lecteur quand il écrit imite d'abord.

Vous avez déjà cité dans une interview côte à côte Karl Marx et Jacques Bainville. Etonnant, non?

Ah bon ? Dans quelle interview ? (silence) En effet, j'ai été très intéressé par Karl Marx, mais en tant que lecture philosophique. C'était un homme très intelligent, mais il fallait le laisser dans son époque, comme Tocqueville. Alors que Bainville, c'était ahurissant : je voyais se réaliser devant moi, vingt ans après, tout ce qu'il avait annoncé dans son premier livre, Les conséquences politiques de la paix, publié en 1919... C'est unique, ce genre de prévision juste. Il m'a fait croire que la prévision historique était possible...

De Bainville, vous êtes venu à Maurras...

Effectivement. Il a aussi eu sur moi une influence intellectuelle, mais non romanesque. Maurras m'a protégé de la sensibilité romantique; il a contribué à m'en détourner, en particulier par Les Amants de Venise, ce qui est très utile quand on a dix-huit, vingt ans... Il m'a éloigné de cet état d'esprit romantique partagé par tant de jeunes de l'époque, qui les a poussés aussi bien vers le communisme que vers le fascisme...

Parmi vos contemporains, quels sont ceux qui vous ont influencé?

Montherlant, par sa grande liberté d'écriture, ses cahiers, Les Célibataires, Le chaos et la nuit... Il y a un mélange de liberté et de rigueur chez lui. C'est un sommet de l'art, quand il dit : "Il ne faut lire des grands maîtres que pour prendre auprès d'eux des leçons de liberté", afin de voir toutes les libertés que l'on peut se permettre... C'est une preuve d'une grande intelligence de son métier. C'est ce que j'attendais d'un maître, et il a été pour moi une bonne leçon de liberté. Il y a aussi Paul Morand, mais je ne le mets pas à un même étage : il a une maîtrise de sa prose qui m'est très agréable. Il a des imprévisions, il réveille... Et puis il y a Jean Giono, Marcel Jouhandeau, Aragon, Marcel Aymé, Colette, Cocteau...

Dans les années cinquante, vous fondez la revue La Parisienne, dans laquelle vous menez un combat violent contre l'engagement sartrien...

Oui. J'ai même publié en 1953 un livre, Paul et Jean-Paul où je compare l'engagement de Paul Bourget et de Sartre, ce qui était de nature à lui déplaire profondément, puisque Paul Bourget était le type même de l'écrivain réactionnaire, conservateur, démodé. J'avais commencé mes articles comme un canular, puis, en cours de route, j'ai trouvé des ressemblances frappantes entre leurs œuvres... Alors j'ai publié un livre. Je n'étais pas contre le fait qu'on écrive des romans engagés, on en avait bien le droit. J'étais contre l'espèce de petite terreur que Sartre faisait régner, en décrétant que tout roman devait être "engagé". S'il était engagé pour la révolution, c'était bien, mais s'il ne parlait de rien, s'il n'était pas politique, alors, indirectement, "il militait sans le savoir contre la révolution"... C'était faire de tout romancier un militant et de la littérature une servante de l'action politique, comme la théologie avait fait de la philosophie sa servante au Moyen Age...

Vous avez aussi critiqué des intellectuels de l'époque, comme Barthes, Foucault et Lacan...

Lacan était un homme fort intelligent, un bon psychiatre, qui, lui aussi, a inutilement jargonné en maniant l'obscur. En faisant des jeux de mots qui, parce qu'ils étaient dits par lui, n'appartenaient plus à l'almanach Vermot... De même, le jeu de Barthes, dans "Le degré zéro de l'écriture", c'est d'avoir employé un vocabulaire de philosophie très spécialisé pour traiter de sujets qui n'étaient pas philosophiques. Son intelligence m'a souvent paru sujette à caution... Quant à Foucault, c'était un type qui se trompait avec autorité, c'est le même problème que Sartre. C'est un succès de mode... "Ce qui est à la mode se démode", disait Cocteau...

A La Parisienne, collaborent Blondin, Nimier, Déon. C'est l'époque des "Hussards", jeunes écrivains arrogants de "droite"...

Oui... Mais c'était "une connerie à l'état pur" de nous avoir réunis littérairement... Nous n'avions pas du tout la même écriture, ni la même composition et ni la même inspiration. Cet emploi du mot "droite" m'a agacé, car il n'avait aucun rapport avec la politique : "Nous faisions partie de la droite littéraire, parce que nous étions pour le singulier contre le pluriel", disait Cocteau. C'est par boutade que Bernard Frank a groupé Nimier, Blondin et moi. Et puis on y a adjoint Déon. On finira peut-être par adjoindre Bernard Frank à la liste...

Vous avez dit que vous vous étiez mis à écrire parce que vous aimiez jouer avec les mots comme un jeu de construction. Expliquez-vous..

J'ai dit ça car j'avais une grande boulimie de mots, dès mon plus jeune âge. Quand j'avais dix, onze ans, je passais mon temps à regarder un dictionnaire, pour découvrir des mots. Quand je faisais des phrases, je jouais avec les mots, comme des enfants à cet âge-là jouent avec des cubes de construction. Sans le savoir, je faisais du Surréalisme, comme un cadavre exquis. Le mot m'a vraiment paru être un bijou extraordinaire, avant d'être un outil...

Construisez-vous, de la même façon, vos livres, à l'avance?

Absolument pas ! Sauf dans un essai. Et encore... J'ai toujours procédé comme je l'ai fait pour mon premier livre : je pars complètement au hasard. J'ai quelquefois un vague plan. Dans Les Sous-ensembles flous je savais que mon héros était atteint d'une maladie qui devait le faire mourir à la fin du livre. Cela dit, je ne connaissais pas le sujet même de mon roman.

Vous ne connaissez pas la fin de vos romans?

Non. Je la trouve en route. Elle s'impose à moi, comme dans la vie. Il n'y a rien de plus triste qu'un roman ou une vie sans hasard. Le romancier fait naître des vies latérales aux vies réelles, mais qui sont soumises, comme les vies réelles, au hasard. C'est pour cette raison que je n'aime pas des livres du genre Les Chemins de la liberté, où chaque personnage représente une idée, une tendance. Finalement, c'est Le roman de la rose... Des romanciers comme Sartre dirigent trop strictement leurs personnages et ne laissent pas suffisamment intervenir le hasard...

Vous ne faites même pas de plan?

Non. Je peux isoler certaines scènes que j'ai en tête, pour ne pas les oublier, mais je ne sais pas où elles se placeront. Cela vient par la suite...

Prenez-vous beaucoup de notes?

J'ai toujours un carnet sur moi, pour noter les idées qui me passent par la tête. Quand j'entends une phrase dans un café, je la note. Si je l'oublie -ce qui m'arrive rarement- je suis embêté... mais j'ai toujours un petit bout de papier dans ma poche! Je prends ainsi des notes tous les jours...

Etes-vous un fanatique des archives?

Non. Sauf quand il y a une partie historique dans mon livre...

Tenez-vous un carnet de bord afin de vous retrouver dans l'évolution de vos personnages?

Rarement. Il m'arrive de noter sur un cahier l'âge et la situation de mes personnages, pour l'avoir en tête et ne pas me tromper.

Vous êtes-vous déjà rendu quelque part, spécialement pour situer une des scènes de vos livres?

Il m'est arrivé d'aller vérifier, pour deux lignes, certains détails. Par exemple, je suis allé à Genève pour voir la statue du duc de Brunswick, notre grand ennemi de la Révolution, que j'ai évoqué dans Le Miroir aux tiroirs...

Avez-vous déjà été inspiré par un autre sujet que celui sur lequel vous travailliez?

Ca m'est arrivé, mais ça ne me dérange pas de mettre des sujets en réserve, d'y penser et de prendre des notes, parallèlement au livre que j'écris. Ca m'arrive même assez souvent...

Avez-vous déjà écrit plusieurs livres en parallèle?

Quand j'écrivais Les Corps tranquilles, je dictais Caroline chérie l'après-midi. Et le soir, si je ne sortais pas, je travaillais à mon autre roman. Mais il n'y avait aucune contagion...

Quel est votre endroit favori pour écrire?

N'importe où : dans l'avion, dans le train, dans un café, chez moi, chez les autres...

Vous n'avez pas besoin d'avoir une ambiance particulière autour de vous pour travailler?

Je m'en fiche complètement ! Il peut y avoir du bruit, je suis absorbé par ce que je fais. J'ai beaucoup travaillé chez Lipp : ou bien je suis complètement absent et je n'entends ni voix ni bruits, ou bien je me détends et j'écoute les propos de mes voisins, qui peuvent m'inspirer quelque chose, que je vais noter. Je préfère les cafés car je ne peux pas aller me balader, marcher de long en large, regarder ma bibliothèque, ou par la fenêtre. Je suis un peu bloqué à ma table... J'ai un bon rendement dans un café...

Avez-vous une plume fétiche?

Voila ma plume fétiche : (Jacques Laurent sort une pointe Bic de sa poche) je la jetterai dans quelques jours!

Avez-vous des moments préférés pour écrire?

Ca dépend des moments. La plupart du temps, je me suis levé tard dans ma vie, et je n'ai pas travaillé le matin. je travaille plutôt bien l'après-midi et quelquefois la nuit. Mais, en ce moment, j'ai une crise de levers matinaux. Je suis un peu désœuvré et j'ai du mal à travailler le soir...

Vous sentez-vous isolé par les exigences de votre métier?

Oui, mais c'est très agréable ! J'aime bien être seul. La voix de la création, on l'entend quand on est tout seul, avec sa feuille de papier...

Connaissez-vous le syndrome de la feuille blanche?

Non! C'est très à la mode, mais je ne le connais pas!

Arrivez-vous à conclure facilement vos chapitres?

Oui! Je n'établis pas un plan de chapitrage. A un moment donné, je m'aperçois que ce que j'écris est tout à fait convenable pour faire une fin de chapitre, alors je chapitre...

Que vous inspire le mot "Fin"?

En général je suis content... J'écris d'ailleurs le mot "fin" avec plaisir, à condition d'avoir dans la tête que je vais recommencer très vite un autre livre...

Vous n'êtes rassuré que si vous écrivez tous les jours?

Oui. J'ai un rythme assez régulier. Quand je n'ai pas de rendez-vous l'après-midi, j'écris. Je n'ai pas bon moral si je n'ai pas écrit quelque chose dans la journée, ne serait-ce qu'une demi-heure. Ca retentit sur le reste de ma journée. Certains romanciers ne connaissent pas de repos : s'ils terminent un livre le matin, ils se doivent d'en entreprendre un autre l'après-midi. Georges Sand recommençait dans l'heure même. Maintenant, quand on sort un livre, on est tellement pris par les médias que, pendant un mois ou deux, on ne peut pas se consacrer à un autre livre. Mais j'ai quand même un autre livre dans la tête. Je ne pourrais pas vivre si je n'avais pas un livre en chantier, même si ce ne sont que quelques petites notes...

Accordez-vous une part importante à l'actualité dans votre vie?

Je jette un coup d'œil sur les journaux quand ils me tombent entre les mains...

Ce n'est pas une matière littéraire, pour vous?

Ca peut être une matière littéraire : il y a des faits-divers qui sont intéressants à connaître... Stendhal a fait "Le rouge et le Noir" après avoir lu un compte-rendu de procès dans "La gazette du Palais". Il y a des ressources dans les faits divers, mais je ne pense pas que je m'en sois beaucoup servi...

Comment intervient votre expérience personnelle dans votre œuvre?

Elle intervient forcément, mais d'une façon indirecte. Il est très rare que j'aie raconté dans un roman quelque chose qui m'était arrivé ou à quoi j'avais assisté. Il m'est arrivé de m'inspirer d'une situation ou d'êtres que j'avais connus, pour les transposer. Si je les racontais réellement, j'écrirais mes souvenirs, mes mémoires, et l'électricité romanesque ne passerait pas. Il faut que je crée une différence, pour que de l'anode à la cathode, il passe un courant. Dans Les Bêtises, j'ai traité de la ligne de démarcation, mais pas du tout dans les conditions où je l'avais vécue. Mon imagination était entièrement libre de fonctionner...

Jugez-vous vos personnages ou les faites-vous évoluer à leur guise?

Vu mon système de non-construction, ils évoluent à leur guise, ils font exactement ce qu'ils veulent...

Le roman est pour vous une forme de liberté...

Le roman, c'est la liberté ab-so-lue!

Y réalisez-vous vos rêves?

Non. Je n'écris pas pour compenser. Si je n'avais pas pu réaliser quelque chose dans ma vie, je me serais acharné à le réaliser!

Etes-vous sensible aux critiques et au succès d'un de vos romans lorsqu'il est publié?

Je suis assez indifférent aux critiques. Cela dit, je suis content quand j'ai une bonne critique, car je pense que ça fera bien marcher mon livre! Quand on écrit un livre, on l'aime, on est content qu'il ait du succès, qu'il mène une vie heureuse. Mais je ne pense pas qu'un écrivain, à mon époque, puisse attendre le moindre enseignement d'un critique. Est-ce que Sainte-Beuve ou Taine ont jamais été d'un enseignement pour les romanciers de leur époque? Je n'en suis pas sûr...

Etes-vous très critique avec vous-même?

Non ! La preuve, c'est que je me corrige très peu. Il m'arrive, en relisant mon manuscrit, de corriger la ponctuation, mais je ne suis pas un maniaque...

Vous n'avez jamais réécrit plusieurs fois ou jeté un manuscrit?

Il m'est arrivé de corriger le tir, de déplacer un chapitre qui était au début du livre, mais je n'en ai jamais réécrit. Flaubert se corrigeait beaucoup, Stendhal très peu. Je préfère Stendhal...

Quand vous avez terminé d'écrire un manuscrit pour la première fois, vous ne le laissez pas reposer un certain temps?

Pas du tout ! Dès qu'il est tapé, il part chez l'éditeur!

Lisez-vous beaucoup vos contemporains?

Oui, mais je ne peux pas dire que mes contemporains me transportent d'enthousiasme. Je commence beaucoup de livres que j'arrête en cours de route...

Ne voyez-vous pas de grands écrivains, actuellement?

Je crois que nous sommes dans une période de creux de vague, et c'est tout à fait dommage. C'est beaucoup plus stimulant d'être dans une période florissante. L'entre-deux-guerres était extraordinaire du point de vue romanesque. Il y avait une vingtaine de futurs romanciers classiques. Aujourd'hui, nous vivons dans une époque atone, car tous les intellectuels disent un peu la même chose. Quand Sartre disait : " Un anticommuniste est un chien", il y avait au moins un jeu...

Avez-vous des relations épistolaires avec vos confrères?

Non, parce que je n'arrive jamais à écrire de lettres! Je ne suis pas fait pour entreprendre des correspondances. Le téléphone y est pour beaucoup...

Et des entrevues fréquentes?

Non. J'en rencontre quand je vais à l'Académie, mais je ne cherche pas à vivre dans un milieu d'écrivains. A un moment, je me suis senti très proche de Blondin. Mais nous ne parlions pas de nos écritures, nous parlions d'autres choses...

Regrettez-vous la disparition des salons littéraires?

Ca ne me dérange pas du tout! Quand j'étais jeune, il y en avait encore, mais je ne les fréquentais pas. Je trouvais ça assez ridicule...

Que pensez-vous de l'absence d'écoles littéraires, actuellement?

Je pense qu'il y a eu peu d'"écoles" littéraires. On ne peut pas appeler "école", une masse de manœuvre comme le Classicisme ou le Romantisme. Il y a eu un peu le Naturalisme... Mais le Symbolisme, est-ce une école? Une école, ça suppose des maîtres, un enseignement, des disciples... Il y a des écoles philosophiques mais pas d'écoles littéraires.

Vous n'avez pas cité le Nouveau Roman, est-ce volontaire?

Le Nouveau Roman, j'en pense tout le mal possible. Maintenant, c'est fini. Personne n'y croit plus. Ils survivent en faisant des conférences aux Etats-Unis ou en Australie. Il faudra attendre, pour en finir, que les étudiants formés à cette école prennent leur retraite de professeur. Sartre survit aussi de la même façon. Comme canular, le Nouveau Roman était réussi. Je suis persuadé que Robbe-Grillet est un type très drôle et qu'il en est très conscient. Mais ce fut assez dangereux. Les jeunes écrivains qui débutaient entre les années cinquante ou soixante ont eu d'abord sur le dos une théorie sartrienne, qui leur disait qu'il fallait s'engager, servir la cause du prolétariat, etc. Puis on leur a dit qu'il ne fallait plus de héros, de personnage ou d'intrigue. Ca a certainement stérilisé des écrivains potentiels. C'est pour ça qu'on est dans un creux actuellement...

Quels conseils donneriez-vous à un jeune écrivain débutant?

Ne pas chercher à imiter quelqu'un. Quand on se lance, il faut essayer de faire quelque chose qui ne ressemble à rien. Et puis, ne pas mélanger la carrière et l'œuvre. J'ai cherché à vivre de ma plume en écrivant Caroline Chérie, mais la réussite est venue sans que je la demande. Il n'était absolument pas dans mon projet d'être couvert de prix littéraires ou d'entrer à l'Académie française. Si l'on a cela comme objectif, ça vous limite : il s'agit de plaire à un certain nombre de gens qui font partie de ces prix. J'ai eu le Goncourt contre toute prévision, le matin même, je ne l'avais pas... Quinze jours avant, j'avais dit à Bernard Pivot que je méprisais les prix littéraires. Mon éditeur était désespéré!

Lequel de vos romans voudriez-vous qu'on lise en premier?

Cela dépend de l'âge et du courage du lecteur. Peut-être Les Corps tranquilles. Je suis de plus en plus persuadé qu'il contenait tous mes futurs romans. Le flux était dans ce livre... Le reste de mes livres est presque une limitation, par rapport à l'exubérance de ce livre.

Avez-vous des regrets dans votre carrière littéraire?

Non, je n'ai pas de regrets. J'ai réalisé tout ce que j'avais envie de faire, sauf le roman que je suis en train d'écrire, bien sûr!

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