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Michel Déon
Entretien réalisé à Paris le 18 juin 1991
 

Michel Déon est un écrivain à part dans la littérature française, même si certains l'ont regroupé après-guerre avec les "Hussards", qui incarnaient une jeunesse insolente.
Né en 1919, membre de l'Académie française, il a commencé sa carrière comme journaliste, avant de publier une vingtaine de romans dont Un Taxi mauve Grand prix du roman de l'Académie française en 1973.
Cet auteur insulaire vit la plupart du temps en dehors de Paris, en Irlande, entouré de chevaux, dans un monde qu'il a évoqué dans l'un de ses plus grands succès, Les Poneys sauvages, prix Interallié en 1970 et porté à l'écran par Yves Boisset en 1977.

Michel Déon, vous avez souvent cité Robinson Crusoë comme l'un de vos livres préféré. Pourquoi?

C'est un livre que j'ai découvert dans une version abrégée quand j'avais douze ans. Depuis, je l'ai relu plusieurs fois dans sa version intégrale. Le commerce que Robinson entretient avec la Bible, qui n'intéresse pas forcément les enfants, est passionnant. Je n'ai jamais oublié ce roman, qui m'a donné le goût des îles...

D'ailleurs, vous vivez et avez souvent vécu dans une île...

Oui. J'ai vécu en Grèce plusieurs années, dans l'île de Spetsai, où nous avons construit une maison. A partir de 1969, j'ai partagé mon année entre la Grèce et l'Irlande. Et depuis trois ans, je me suis vraiment fixé en Irlande. Mais j'aimerais que vous me disiez pourquoi j'habite dans une île...

Peut-être parce que vous avez dit : "Je suis un esthète vagabond, saisissant au vol toutes les occasions de filer"...

C'est un peu vrai... oui (silence insulaire). Mais c'était plus vrai autrefois qu'aujourd'hui... .

Vous sentez-vous isolé par les exigences de votre travail?

Je ne souffre pas de la solitude, je souffrirais plutôt de la promiscuité!

Pourquoi éprouvez-vous ce besoin de vous "évader"?

J'ai toujours eu une grande curiosité des choses, des êtres, des événements et surtout des paysages qui m'ont fortement influencé. Je pense en décrire assez souvent dans mes livres, comme un peintre qui peint souvent dans son atelier, qu'ils soient réels ou que je les invente...

Les paysages que vous décrivez sont-ils souvent imaginaires?

Oui. Dans Je vous écris d'Italie, j'ai raconté une ville que beaucoup de lecteurs ont cherché. Ils m'ont écrit, me disant : "J'ai cherché, je me suis promené en Ombrie, j'ai consulté tous les guides, mais je ne l'ai pas vue! En revanche, j'ai vu un palais à Gubbio qui ressemble exactement à celui que vous décrivez, à Spoleto une place identique..." Ils ont raison : j'ai recomposé une ville avec tous ces éléments. L'écrivain est un créateur tout-puissant!

Avez-vous besoin de documents pour peindre ces paysages?

Oui. Quelquefois j'achète une carte postale ou je prends des photos, qui servent à me rappeler les détails d'une architecture... Mais le genre de livre que j'écris n'exige pas d'autre documentation que celle qui est en moi, accumulée depuis beaucoup d'années.

Réalisez-vous vos rêves dans vos romans?

J'y corrige la vie que j'ai eue ou que je n'ai pas eue... Je suis présent dans mes livres sous des masques très divers, y compris des masques féminins...

A part cet esprit rêveur, qu'est-ce qui vous a poussé à écrire?

C'est assez difficilement analysable : il n'y a pas une raison claire. J'ai ressenti une pulsion intérieure, un désir de m'exprimer par la voie de l'écriture. J'ai aussi beaucoup lu étant jeune, ce qui m'a donné le goût de la littérature, de la poésie. Un jour, j'ai voulu tenter à mon tour d'exprimer quelque chose qui m'était personnel, et je me suis jeté à l'eau...

Avez-vous déjà voyagé exprès, pour situer une scène d'un de vos romans, pour retrouver quelque chose qui vous manquait?

Oui. Dans Un déjeuner au soleil où il est question de Venise, je me suis aperçu en l'écrivant que j'étais un petit peu trop vague. J'avais besoin de revoir des choses que j'avais pourtant bien connues, visitées, explorées et aimées à un moment de ma vie. Et je suis retourné à Venise huit jours pour retrouver les détails qui me manquaient...

Quand vous avez publié en 1950, à l'âge de 31 ans, votre premier roman Je ne veux jamais oublier, doutiez-vous de votre avenir littéraire?

A vrai dire, je n'ai pas eu un gros succès avec ce livre! Je n'avais d'ailleurs rien fait pour ça, puisque que je suis parti vivre un an aux Etats-Unis alors que mon livre n'était même pas paru! Et, là-bas, je n'en ai évidemment plus entendu parler...

A cette époque, vous ne pensiez pas devenir écrivain?

Je ne crois pas avoir eu à mes débuts l'idée d'un avenir littéraire : je pensais qu'écrire des romans, des contes, des articles répondait pour moi à un besoin du moment... Plus tard, peu à peu, quelque chose s'est dessiné et j'ai senti qu'il y avait une impulsion à laquelle il fallait obéir. Et je me suis transformé progressivement en un écrivain à part entière...

Comment voyiez-vous alors votre avenir étant jeune?

J'étais très tenté par le journalisme que j'ai exercé pendant beaucoup d'années, de façon diverses, dans le domaine littéraire et dans les "choses vues", tantôt dans des quotidiens (L'Action française), tantôt dans des hebdomadaires (Paris Match), ou des agences de presse... J'étais ce qu'on appelle un "free-lance" : je bougeais beaucoup et je revenais avec des paysages, des événements.

Pourquoi avez-vous arrêté le journalisme?

C'est un métier qui m'a souvent assez déçu, mais dans lequel j'ai puisé une certaine expérience des hommes, des choses, des événements avec la sensation que tout est assez relatif : la politique a tellement de visages, elle est tellement changeante, qu'en abordant certains problèmes, on peut prendre ses distances. C'est ce que j'ai fait dans les années soixante, après la guerre d'Algérie...

Peut-être est-ce parce que, comme vous l'avez dit un jour, "La maturité engendre le doute"...

Oui, en effet... Le fait de rencontrer au cours de son travail des êtres que l'on a cru devoir exécrer, et de voir qu'ils ne sont pas finalement si loin de vous, engendre un certain doute dans votre esprit, au dessus de tous les dogmatismes, aussi bien littéraires que politiques ou historiques. Les passions de la jeunesse sont facilement excessives...

A cette époque vous étiez pourtant très polémique. Vous aviez publié en 1956 Lettre à un jeune Rastignac...

Oui, une farce. J'y énumérais un certain nombre de ficelles, très grosses, des conseils, à un jeune homme qui voulait écrire. Je lui conseillais des rencontres, de flatter, d'irriter, de prendre à rebrousse-poil, de caresser ensuite un certain nombre de critiques et de vieux écrivains dont je n'étais pas encore... J'ai aussi écrit en 1966 un pamphlet politique, Mégalonose, qui était un pastiche, un faux chapitre perdu du Voyage de Gulliver. Il n'avait d'ailleurs rien à voir avec l'époque, car c'était le portrait d'un homme d'Etat qui était un nain, alors que nous étions gouvernés par un géant...

Quels sont les écrivains qui vous marquaient à cette époque?

Giraudoux, le théâtre d'Anouilh, Paul Morand, Valery Larbaud... Léon Daudet dont j'aimais bien le style tellement vert, insolent, brillant et surtout l'éclectisme de son jugement littéraire : il a défendu des écrivains comme Céline et Proust, qui lui doivent beaucoup. C'est lui qui les a découverts et les a poussés, avec son enthousiasme. Et puis Drieu la Rochelle, Chardonne, que j'ai beaucoup lu et qui est devenu un ami... Et enfin Conrad, que je relis aussi continuellement.

Conrad et Defoë, que vous avez relus plusieurs fois, sont des écrivains de la mer...

Oui. Je considère Lord Jim, La ligne d'ombre, Nostromo comme les plus grands livres du XXe siècle. J'aime son style, sa langue ferme, accrochée aux événements, parlant admirablement du vent, de la mer, des visages, des voix, avec toujours une part de mystère. Dans un livre, comme dans un tableau, il faut que cela veuille dire quelque chose, et tout dans Conrad a une signification profonde. Aucun écrivain n'a aussi bien parlé de la mer et des marins.

Maurras et Stendhal vont ont aussi marqué...

Oui, bien sûr. Pour moi Maurras reste un grand poète, un remarquable critique, le pourfendeur du Romantisme, un vivisecteur de la société. Politiquement je ne suis pas tout à fait sur le même plan, j'en suis même par certains moments assez loin. Mais il ne faut pas oublier cet homme considérable sous le prétexte de ce qu'on a appelé sa collaboration et qui ne l'a jamais été : il était profondément anti-allemand... Quant à Stendhal, bien sûr c'est un écrivain que je relis continuellement...

A part le journalisme, vous avez aussi travaillé dans l'édition. Quelle expérience en avez-vous tiré?

J'ai en effet travaillé à un moment chez Plon, qui était mon premier éditeur, puis pendant deux ans aux éditions de La Table Ronde avec Roland Laudenbach. C'est excellent, pour un écrivain, de faire un stage dans une maison d'édition. C'est vraiment l'envers du décor et on en sort beaucoup plus modeste. Quand un écrivain publie un livre, c'est le seul livre au monde pour lui, mais pour l'éditeur, ce n'est qu'un livre sur les vingt-cinq qu'il publie tous les mois, en particulier chez Gallimard. Un livre est comme un essai au rugby. Il faut le transformer.

Etes-vous très critique avec vous-même?

Ah oui! Je retravaille souvent mes livres avec acharnement.

Vous avez même republié récemment Les trompeuses espérances qui était déjà paru en 1956...

Oui. Je l'ai retravaillé, tout en lui gardant sa structure d'origine. Je l'ai rendu plus liant. C'est comme une histoire policière : il y a un mystère. Des brisures dans ce récit n'étaient pas absolument nécessaires...

Avez-vous déjà jeté des manuscrits?

Jeté, non. Mais j'en ai laissés dans des tiroirs, je ne sais plus où ils sont...

Quand vous commencez un livre, le sujet est-il déjà bien défini?

S'il était bien défini à l'avance, je n'écrirais pas de livre. Ca m'ennuierait profondément. Alors, je pars juste sur une image, un son de voix, un paysage. On a tout intérêt à commencer un livre d'une façon rapide et brutale. Quand vous avez enclenché la mécanique, elle se déroule toute seule ou elle ne se déroule pas, mais j'ai souvent la chance qu'elle se déroule...

Vous ne connaissez pas la fin de vos livres?

Je ne termine un livre que pour en connaître la fin...

Vous ne faites même pas de plan pour situer certaines scènes essentielles?

Quel ennui! J'aurais l'impression de me retrouver en classe!

Prenez-vous alors des notes?

Il m'arrive d'en prendre sur un petit carnet, que généralement j'oublie ou je perds... J'y accumule des réflexions, une image... Mais une fois que j'ai écrit quelque chose, c'est entré dans ma tête, donc je peux perdre le carnet!

Avez-vous déjà été inspiré par un autre sujet que celui sur lequel vous travailliez?

Il m'arrive assez souvent d'avoir une idée pour un autre livre. Je fais alors un pense-bête. Ca peut être l'idée d'un petit acte, d'un monologue, d'un poème ... Certains de mes livres se sont composés à partir de morceaux écrits à des périodes diverses, comme Les Arches de Noé, qui sont des souvenirs et des portraits, ou Bagages pour Vancouver. Ce sont des images, des idées arrangées dans un savant désordre, comme de l'ébénisterie.

Tenez-vous un carnet de bord, afin de vous retrouver dans l'évolution de vos personnages?

Non. Il m'arrive de faire des erreurs, mais en relisant, je me corrige. Et si je laisse passer quelque chose, je compte sur mon éditeur!

Maîtrisez-vous facilement vos personnages?

Oui. Je les laisse aller à leur guise, bien que, naturellement, je sois là pour corriger, pour maintenir la vraisemblance, un contact charnel avec eux, de façon à ce qu'ils ne s'égarent pas...

Y en a-t-il qui vous ont particulièrement déplu ou qui ont pris une place plus importante que prévu?

Ca peut arriver, mais, une fois le roman terminé, on peut rééquilibrer tout cela... Il n'y a pas de personnages qui me déplaisent, au contraire. Il y en a certains qui me plaisent un peu trop et que je développe, alors que le récit exige plus de continuité et moins de hors-d'œuvre!

Quel est votre endroit favori pour écrire?

Une table et un fauteuil me suffisent. J'ai beaucoup travaillé en Grèce dans une pièce merveilleusement située, avec une vue sur le vieux port et le va-et-vient des bateaux, les montagnes du Péloponnèse au loin, la mer... ce qui me distrayait.

Lorsque vous écrivez, vous avez besoin d'être distrait...

Oui. Il faut perdre du temps. A cette même époque, je fumais la pipe, ce qui me faisait gagner beaucoup de minutes dans la journée : nettoyer la pipe, la remplir, la rallumer... Maintenant, je travaille beaucoup plus facilement en Irlande. C'est vraiment le pays où je peux m'isoler complètement de la vie. Mon bureau est une pièce avec deux fenêtres d'où j'ai une très belle vue : des champs à perte de vue, avec beaucoup d'animaux, surtout des chevaux. C'est une vie qui passe devant moi : je n'ai qu'à ouvrir la fenêtre pour entendre le hennissement, le bruit des sabots et toute la vie animale de ce haras, dans lequel nous vivons avec ma femme et mes enfants...

Comment vous installez-vous pour écrire?

Je me mets à mon bureau, entouré de beaucoup de livres, de souvenirs personnels, de tableaux, de dessins. Et j'écris à la main, avec de très bons stylos à bille...

Est-ce qu'une ambiance particulière vous est nécessaire pour travailler?

Je ne peux travailler que dans le silence. Mais je ne suis pas enfermé dans une tour d'ivoire... J'aime être en communication avec le reste du monde, entendre au loin les rumeurs de la campagne. Nous avons ainsi de temps à autre un âne qui se met à braire comme un fou : il n'est pas plus haut que trois pommes, mais il fait un bruit terrible!... et j'adore cela : tout d'un coup, c'est le rappel de la vie extérieure.

Avez-vous des moments préférés pour écrire?

En général je n'aime pas le matin. C'est le moment du courrier, je vais me promener avec mes chiens dans la forêt pendant une heure ou deux, je chasse... J'en ai un besoin physique, mental, sans lequel une journée de travail ne pourrait pas commencer. Je travaille ainsi plutôt l'après-midi et je lambine une grande partie de la journée, jusqu'au coucher. Mais il n'y a pas de méthode, hélas! S'il y en avait une, ce serait tellement simple!

Eprouvez-vous le besoin d'écrire tous les jours?

Quand je suis en Irlande, oui. J'en ai besoin comme de fumer ou de boire...

L'écriture est-elle une drogue?

Quand on n'a pas écrit pendant une certaine période, il y a une difficulté à repartir à froid. C'est une question d'habitude. Ainsi, je panique si on me demande un article. J'ai perdu l'habitude de cette pensée rapide, qui doit retomber sur ses pieds à la fin de l'article. J'ai pris l'habitude des longues distances et les courtes me gênent.

Comment faites-vous lorsque vous n'êtes pas en Irlande?

Quand je suis à Paris, je n'arrive pas à écrire : il y a le théâtre, le cinéma, les déjeuners, les prix littéraires, l'Académie. C'est pour cette raison que j'évite au maximum d'y être...

Accordez-vous une part importante à l'actualité?

Ah oui! Je suis toujours un grand lecteur de la presse. Je lis un ou deux journaux tous les jours, et trois ou quatre hebdomadaires par semaine. Cependant, il ne faut pas se laisser dévorer par la lecture de la presse. Tout ce que je lis répond à ma curiosité et à mon intérêt. Ce n'est pas inutile un jour ou l'autre, ça revient dans un livre, une conversation.

Comment intervient votre expérience personnelle dans votre œuvre?

Elle intervient avec du recul. Mais je ne me dis pas en permanence que je vais tirer profit de tout ce que je vois, de tout ce que j'entends. Je suis ainsi allé dans des endroits très divers comme les déserts du nord de la Namibie. Peut-être qu'un jour ça me servira dans un livre, mais je ne vois pas très bien... Soyons un petit peu prodigue et laissons les choses se gaspiller!

Bertrand Poirot-Delpech a dit de vous : "Michel Déon appartient à la tradition de l'auteur naïf, qui laisse au lecteur le plaisir de fournir ses propres interprétations et au roman son prestige de liberté"...

Oui... C'est le comble de la rouerie! Mais le jugement est très bon. Il a très bien vu ce qu'il peut y avoir d'habileté dans la façon de raconter une histoire. Le lecteur est enchanté quand il a l'impression de participer à l'histoire, que ce soit pour la deviner, la comprendre ou en saisir les sous-entendus. C'est un plaisir rare.

Etes-vous sensible aux critiques d'un de vos romans lorsqu'il est publié?

Je m'arrange pour ne pas les lire. Au début de sa vie littéraire, on est très anxieux de savoir ce que la critique pense de vous, mais on en est rarement satisfait... Et puis, avec l'expérience, ni les articles "pour", ni les articles "contre" des jeunes loups qui vous descendent en flamme ne vous intéressent. Tout ça me laisse assez indifférent...

Certaines vous ont-elles fait évoluer?

Non. Absolument pas!

Le succès ne vous laisse pas indifférent...

Evidemment, je suis sensible au succès, je ne vois pas comment un romancier pourrait vous dire le contraire... Cela dit, quand on a brusquement plus de cent mille lecteurs, on s'inquiète un tout petit peu. Je me suis souvent demandé : "Mon Dieu, est-ce que je ne suis pas tombé dans une littérature facile?" On est lu par passion, ou parce que le vent souffle dans le bon sens.

Connaissez-vous le syndrome de la feuille blanche?

Le démarrage est le plus difficile, la première phrase. Alors je fais comme Cocteau qui conseillait d'écrire : "L'horloge venait de sonner six heures" et puis, de continuer. "Une fois que vous êtes parti, supprimez la première phrase qui ne servait à rien, c'était l'amorce", rajoutait-il!

Arrivez-vous à conclure facilement vos livres?

Je ne suis pas un "angoissé de la dernière ligne": je suis plutôt gâté de ce côté-là... Quand j'arrive à la fin d'un roman, j'ai la chance de la sentir. Tout d'un coup, ça se met à galoper, alors que tout avait été d'une lenteur d'escargot auparavant!

Que vous inspire le mot "Fin"?

Une tristesse, une espèce de vague à l'âme. Il y a un moment où je suis extrêmement désemparé, car j'aime écrire tous les jours et il m'est impossible de commencer un autre livre le lendemain. Lorsque je quitte un de mes livres, j'éprouve un grand moment de solitude, en quittant des vies.

Prenez-vous plus de plaisir à vous corriger?

Ah oui! C'est intéressant d'avoir une vision un peu distante de son travail. Comme cela m'ennuie à mourir de taper à la machine, je tape mon manuscrit au fur et à mesure, toutes les trente, quarante pages, et j'ai une certaine tendance à supprimer tout ce qui dépasse, se répète, est inutile... Quand la première épreuve est terminée, je la laisse reposer un petit peu. A ce moment, je vais me promener, je voyage. Puis je recorrige la nouvelle frappe qui est l'œuvre de ma femme. Je ne change alors pas grand-chose : je regarde surtout la ponctuation, je recherche la simplicité, la clarté, je chasse les chevilles. C'est un travail d'artisan...

Lisez-vous beaucoup vos contemporains ?

Oui!

Y prenez-vous du plaisir?

Parfois...

Comment jugez-vous le milieu littéraire actuel?

Il est très difficile de juger un milieu littéraire dans lequel on est plongé... Cependant, je doute que nous ayons un nouveau Proust, Céline ou Malraux. Mais nous avons d'autres écrivains intéressants : Félicien Marceau a écrit deux livres superbes : En de secrètes noces et L'homme du roi. Jacques Laurent est un essayiste, un pamphlétaire, un philosophe, un bon romancier, bref, un homme qui a presque tous les talents. Parmi les très jeunes, j'en lis beaucoup et je trouve qu'il y a une nouvelle génération qui piaffe, qui donne des coups de pied par-ci par-là, sans se laisser impressionner, comme Patrick Besson, Jean Rolin, Emmanuel Carrère, Eric Neuhoff. Ils ont un ton très intéressant : et quand on a un ton, on peut dire n'importe quoi...

Et ceux dont on parle beaucoup : Modiano, Le Clézio?

Modiano a une musique : quand on entre dans un de ses livres, il y a une musique lente qui se lève, c'est étrangement captivant. C'est un écrivain qui a une voix. Le Clézio ne m'intéresse pas. Je ne l'entends pas.

Avez-vous des relations épistolaires?

J'ai échangé énormément de lettres avec Paul Morand, Jacques Chardonne, Kléber Haedens, Félicien Marceau et André Fraigneau. Blondin, lui, n'écrivait pas, j'ai seulement trois, quatre lettres de lui. Jacques Laurent n'écrit jamais et Nimier m'envoyait quelques lignes. Et puis le téléphone a changé ces habitudes. Quand Kléber Haedens est mort en 1976, j'ai rassemblé ses lettres que j'ai fait relier et je me suis aperçu que curieusement elles s'arrêtaient en 1972... Je me suis alors rendu compte que c'était le moment où il a eu un téléphone automatique à la campagne! C'est la même histoire avec Félicien Marceau. On utilise aujourd'hui immodérément ce moyen. Et ça ne suffit plus : il y a maintenant les "fax"... J'avoue que j'en ai un en Irlande...

Avez-vous des entrevues fréquentes avec vos confrères?

Il y a toujours des époques dans l'existence. Dans les années d'après-guerre, une bande se réunissait tous les soirs, méthodiquement, à La Rhumerie martiniquaise, autour d'André Fraigneau, avec Antoine Blondin, Jacques Laurent et moi. Et puis différentes personnes de passage, qu'on accrochait parce qu'elles passaient sur le boulevard! Nimier n'était pas encore mis en lumière à cette époque, c'était les années 45/46. Nous avons beaucoup traîné la nuit pendant ces deux années. Et même jusqu'à l'aube...

On en vient aux "Hussards". Jacques Laurent a dit à ce sujet : "C'est une connerie à l'état pur"...

Absolument! Nimier et Laurent ne s'aimaient guère, de même que Blondin et Laurent. Nous étions très différents. D'ailleurs les écrits de chacun témoignent de cette profonde divergence, bien que nous ayons été rassemblés un jour, par hasard, à l'occasion des préfaces à un livre d'André Fraigneau... Nous avons aussi été réunis par Jacques Laurent, dans la revue La Parisienne. Mais les "Hussards" n'ont jamais existé...

Qui voyiez-vous par la suite?

Un peu plus tard, Paul Morand nous invitait chez Maxim's, Florence Gould à l'hôtel Meurice, Josette Day dans son hôtel particulier d'Auteuil... Mais il y avait fort peu de déjeuners littéraires, ça n'existait guère.

Que pensez-vous de la disparition des écoles littéraires?

Les mouvements littéraires ont toujours été orientés  politiquement. L'Existentialisme a vraiment desséché et étranglé une époque, le Nouveau Roman est une catastrophe, il a complètement faussé toutes les idées, la critique "méthode Barthes" a complètement détourné de la littérature tous les lecteurs qui se sont intéressés à elle...

Pourquoi pensez-vous que Barthes et le Nouveau roman ont détourné leurs lecteurs de la littérature?

Il n'ont plus vu que le mécanisme des mots... Barthes a bâti ses critiques sur des calembours, des interprétations ubuesques de la langue. Il a fait perdre à beaucoup d'universitaires le sens de la littérature qui est une fête et non pas une histoire de pions... Plus on fusille les maîtres d'Ecole et plus je suis content! D'ailleurs, on n'a pas besoin de les fusiller, ils sont vite enterrés...

Quels conseils donneriez-vous maintenant à un jeune écrivain débutant?

Le conseil de Tchekhov : "Si vous voyez chez un enfant le goût d'écrire, punissez-le. Retirez-lui sa plume et son papier. S'il continue et qu'il écrit sur les murs, battez-le jusqu'au sang. Et puis s'il continue encore à dix-huit ans, résignez-vous, tant pis pour lui, il sera malheureux toute sa vie, il sera écrivain et en même temps il sera très heureux". Et puis il faut se méfier du succès trop rapide. Quand je vois un écrivain qui, au premier ou au deuxième livre, a un succès fabuleux, je me dis : "Il est foutu!".

Lequel de vos romans voudriez-vous qu'il lise en premier?

Je crois qu'il trouvera son profit dans Un déjeuner de soleil qui est un roman sur la création littéraire. Et puis Les poneys sauvages. Je pense que ce dernier n'est pas trop mal réussi. Je m'en aperçois maintenant parce que ce sont des gens très jeunes qui le lisent aujourd'hui, alors qu'il a été publié il y a vingt ans. Il fait l'objet de nombreuses thèses... Et j'ai de la chance : si mes romans n'étaient lus que par des gens de mon âge, d'abord il y en aurait moins, et puis ce ne serait pas rassurant!

Avez-vous des regrets?

A part en amour, je ne vois pas grand-chose! La littérature a été le plus grand plaisir de ma vie, avec ma femme et mes deux enfants...

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