Michel Déon est un écrivain à part dans la
littérature française, même si certains l'ont regroupé
après-guerre avec les "Hussards", qui incarnaient une
jeunesse insolente.
Né en 1919, membre de l'Académie française, il a commencé sa
carrière comme journaliste, avant de publier une vingtaine
de romans dont Un Taxi mauve Grand prix du roman de l'Académie
française en 1973.
Cet auteur insulaire vit la plupart du temps en dehors de
Paris, en Irlande, entouré de chevaux, dans un monde qu'il a
évoqué dans l'un de ses plus grands succès,
Les Poneys
sauvages, prix Interallié en 1970 et porté à
l'écran par Yves Boisset en 1977.
Michel Déon, vous avez souvent cité Robinson Crusoë comme
l'un de vos livres préféré. Pourquoi?
C'est un livre que j'ai découvert dans
une version abrégée quand j'avais douze ans. Depuis, je l'ai
relu plusieurs fois dans sa version intégrale. Le commerce
que Robinson entretient avec la Bible, qui n'intéresse pas
forcément les enfants, est passionnant. Je n'ai jamais
oublié ce roman, qui m'a donné le goût des îles...
D'ailleurs, vous vivez et avez souvent vécu dans une île...
Oui. J'ai vécu en Grèce plusieurs
années, dans l'île de Spetsai, où nous avons construit une
maison. A partir de 1969, j'ai partagé mon année entre la
Grèce et l'Irlande. Et depuis trois ans, je me suis vraiment
fixé en Irlande. Mais j'aimerais que vous me disiez pourquoi
j'habite dans une île...
Peut-être parce que vous avez dit : "Je suis un esthète
vagabond, saisissant au vol toutes les occasions de
filer"...
C'est un peu vrai... oui (silence
insulaire). Mais c'était plus vrai autrefois
qu'aujourd'hui... .
Vous sentez-vous isolé par les exigences de votre travail?
Je ne souffre pas de la solitude, je
souffrirais plutôt de la promiscuité!
Pourquoi éprouvez-vous ce besoin de vous "évader"?
J'ai toujours eu une grande curiosité
des choses, des êtres, des événements et surtout des
paysages qui m'ont fortement influencé. Je pense en décrire
assez souvent dans mes livres, comme un peintre qui peint
souvent dans son atelier, qu'ils soient réels ou que je les
invente...
Les paysages que vous décrivez sont-ils souvent imaginaires?
Oui. Dans
Je vous écris d'Italie,
j'ai raconté une ville que beaucoup de lecteurs ont cherché.
Ils m'ont écrit, me disant : "J'ai
cherché, je me suis promené en Ombrie, j'ai consulté tous
les guides, mais je ne l'ai pas vue! En revanche, j'ai vu un
palais à Gubbio qui ressemble exactement à celui que vous
décrivez, à Spoleto une place identique..." Ils ont
raison : j'ai recomposé une ville avec tous ces éléments.
L'écrivain est un créateur tout-puissant!
Avez-vous besoin de documents pour peindre ces paysages?
Oui. Quelquefois j'achète une carte
postale ou je prends des photos, qui servent à me rappeler
les détails d'une architecture... Mais le genre de livre que
j'écris n'exige pas d'autre documentation que celle qui est
en moi, accumulée depuis beaucoup d'années.
Réalisez-vous vos rêves dans vos romans?
J'y corrige la vie que j'ai eue ou que
je n'ai pas eue... Je suis présent dans mes livres sous des
masques très divers, y compris des masques féminins...
A part cet esprit rêveur, qu'est-ce qui vous a poussé à
écrire?
C'est assez difficilement analysable :
il n'y a pas une raison claire. J'ai ressenti une pulsion
intérieure, un désir de m'exprimer par la voie de
l'écriture. J'ai aussi beaucoup lu étant jeune, ce qui m'a
donné le goût de la littérature, de la poésie. Un jour, j'ai
voulu tenter à mon tour d'exprimer quelque chose qui m'était
personnel, et je me suis jeté à l'eau...
Avez-vous déjà voyagé exprès, pour situer une scène d'un de
vos romans, pour retrouver quelque chose qui vous manquait?
Oui. Dans
Un déjeuner au soleil
où il est question de Venise, je me suis aperçu en
l'écrivant que j'étais un petit peu trop vague. J'avais
besoin de revoir des choses que j'avais pourtant bien
connues, visitées, explorées et aimées à un moment de ma
vie. Et je suis retourné à Venise huit jours pour retrouver
les détails qui me manquaient...
Quand vous avez publié en 1950, à l'âge de 31 ans, votre
premier roman Je ne veux jamais oublier, doutiez-vous de votre avenir littéraire?
A vrai dire, je n'ai pas eu un gros
succès avec ce livre! Je n'avais d'ailleurs rien fait pour
ça, puisque que je suis parti vivre un an aux Etats-Unis
alors que mon livre n'était même pas paru! Et, là-bas, je
n'en ai évidemment plus entendu parler...
A cette époque, vous ne pensiez pas devenir écrivain?
Je ne crois pas avoir eu à mes débuts
l'idée d'un avenir littéraire : je pensais qu'écrire des
romans, des contes, des articles répondait pour moi à un
besoin du moment... Plus tard, peu à peu, quelque chose
s'est dessiné et j'ai senti qu'il y avait une impulsion à
laquelle il fallait obéir. Et je me suis transformé
progressivement en un écrivain à part entière...
Comment voyiez-vous alors votre avenir étant jeune?
J'étais très tenté par le journalisme
que j'ai exercé pendant beaucoup d'années, de façon
diverses, dans le domaine littéraire et dans les "choses
vues", tantôt dans des quotidiens (L'Action
française), tantôt dans des hebdomadaires (Paris
Match), ou des agences de presse... J'étais ce qu'on
appelle un "free-lance" : je bougeais beaucoup et je
revenais avec des paysages, des événements.
Pourquoi avez-vous arrêté le journalisme?
C'est un métier qui m'a souvent assez
déçu, mais dans lequel j'ai puisé une certaine expérience
des hommes, des choses, des événements avec la sensation que
tout est assez relatif : la politique a tellement de
visages, elle est tellement changeante, qu'en abordant
certains problèmes, on peut prendre ses distances. C'est ce
que j'ai fait dans les années soixante, après la guerre
d'Algérie...
Peut-être est-ce parce que, comme vous l'avez dit un jour,
"La maturité engendre le doute"...
Oui, en effet... Le fait de rencontrer
au cours de son travail des êtres que l'on a cru devoir
exécrer, et de voir qu'ils ne sont pas finalement si loin de
vous, engendre un certain doute dans votre esprit, au dessus
de tous les dogmatismes, aussi bien littéraires que
politiques ou historiques. Les passions de la jeunesse sont
facilement excessives...
A cette époque vous étiez pourtant très polémique. Vous
aviez publié en 1956
Lettre à un jeune Rastignac...
Oui, une farce. J'y énumérais un
certain nombre de ficelles, très grosses, des conseils, à un
jeune homme qui voulait écrire. Je lui conseillais des
rencontres, de flatter, d'irriter, de prendre à
rebrousse-poil, de caresser ensuite un certain nombre de
critiques et de vieux écrivains dont je n'étais pas
encore... J'ai aussi écrit en 1966 un pamphlet politique,
Mégalonose, qui
était un pastiche, un faux chapitre perdu du
Voyage de Gulliver.
Il n'avait d'ailleurs rien à voir avec l'époque, car c'était
le portrait d'un homme d'Etat qui était un nain, alors que
nous étions gouvernés par un géant...
Quels sont les écrivains qui vous marquaient à cette époque?
Giraudoux, le théâtre d'Anouilh, Paul
Morand, Valery Larbaud... Léon Daudet dont j'aimais bien le
style tellement vert, insolent, brillant et surtout
l'éclectisme de son jugement littéraire : il a défendu des
écrivains comme Céline et Proust, qui lui doivent beaucoup.
C'est lui qui les a découverts et les a poussés, avec son
enthousiasme. Et puis Drieu la Rochelle, Chardonne, que j'ai
beaucoup lu et qui est devenu un ami... Et enfin Conrad, que
je relis aussi continuellement.
Conrad et Defoë, que vous avez relus plusieurs fois, sont
des écrivains de la mer...
Oui. Je considère
Lord Jim,
La ligne d'ombre,
Nostromo comme les
plus grands livres du XXe siècle. J'aime son style, sa
langue ferme, accrochée aux événements, parlant
admirablement du vent, de la mer, des visages, des voix,
avec toujours une part de mystère. Dans un livre, comme dans
un tableau, il faut que cela veuille dire quelque chose, et
tout dans Conrad a une signification profonde. Aucun
écrivain n'a aussi bien parlé de la mer et des marins.
Maurras et Stendhal vont ont aussi marqué...
Oui, bien sûr. Pour moi Maurras reste
un grand poète, un remarquable critique, le pourfendeur du
Romantisme, un vivisecteur de la société. Politiquement je
ne suis pas tout à fait sur le même plan, j'en suis même par
certains moments assez loin. Mais il ne faut pas oublier cet
homme considérable sous le prétexte de ce qu'on a appelé sa
collaboration et qui ne l'a jamais été : il était
profondément anti-allemand... Quant à Stendhal, bien sûr
c'est un écrivain que je relis continuellement...
A part le journalisme, vous avez aussi travaillé dans
l'édition. Quelle expérience en avez-vous tiré?
J'ai en effet travaillé à un moment
chez Plon, qui était mon premier éditeur, puis pendant deux
ans aux éditions de La Table Ronde avec Roland Laudenbach.
C'est excellent, pour un écrivain, de faire un stage dans
une maison d'édition. C'est vraiment l'envers du décor et on
en sort beaucoup plus modeste. Quand un écrivain publie un
livre, c'est le seul livre au monde pour lui, mais pour
l'éditeur, ce n'est qu'un livre sur les vingt-cinq qu'il
publie tous les mois, en particulier chez Gallimard. Un
livre est comme un essai au rugby. Il faut le transformer.
Etes-vous très critique avec vous-même?
Ah oui! Je retravaille souvent mes
livres avec acharnement.
Vous avez même republié récemment
Les trompeuses
espérances qui était déjà paru en 1956...
Oui. Je l'ai retravaillé, tout en lui
gardant sa structure d'origine. Je l'ai rendu plus liant.
C'est comme une histoire policière : il y a un mystère. Des
brisures dans ce récit n'étaient pas absolument
nécessaires...
Avez-vous déjà jeté des manuscrits?
Jeté, non. Mais j'en ai laissés dans
des tiroirs, je ne sais plus où ils sont...
Quand vous commencez un livre, le sujet est-il déjà bien
défini?
S'il était bien défini à l'avance, je
n'écrirais pas de livre. Ca m'ennuierait profondément.
Alors, je pars juste sur une image, un son de voix, un
paysage. On a tout intérêt à commencer un livre d'une façon
rapide et brutale. Quand vous avez enclenché la mécanique,
elle se déroule toute seule ou elle ne se déroule pas, mais
j'ai souvent la chance qu'elle se déroule...
Vous ne connaissez pas la fin de vos livres?
Je ne termine un livre que pour en
connaître la fin...
Vous ne faites même pas de plan pour situer certaines scènes
essentielles?
Quel ennui! J'aurais l'impression de me
retrouver en classe!
Prenez-vous alors des notes?
Il m'arrive d'en prendre sur un petit
carnet, que généralement j'oublie ou je perds... J'y
accumule des réflexions, une image... Mais une fois que j'ai
écrit quelque chose, c'est entré dans ma tête, donc je peux
perdre le carnet!
Avez-vous déjà été inspiré par un autre sujet que celui sur
lequel vous travailliez?
Il m'arrive assez souvent d'avoir une
idée pour un autre livre. Je fais alors un pense-bête. Ca
peut être l'idée d'un petit acte, d'un monologue, d'un poème
... Certains de mes livres se sont composés à partir de
morceaux écrits à des périodes diverses, comme
Les Arches de Noé, qui sont des souvenirs et des portraits, ou
Bagages pour Vancouver.
Ce sont des images, des idées arrangées dans un savant
désordre, comme de l'ébénisterie.
Tenez-vous un carnet de bord, afin de vous retrouver dans
l'évolution de vos personnages?
Non. Il m'arrive de faire des erreurs,
mais en relisant, je me corrige. Et si je laisse passer
quelque chose, je compte sur mon éditeur!
Maîtrisez-vous facilement vos personnages?
Oui. Je les laisse aller à leur guise,
bien que, naturellement, je sois là pour corriger, pour
maintenir la vraisemblance, un contact charnel avec eux, de
façon à ce qu'ils ne s'égarent pas...
Y en a-t-il qui vous ont particulièrement déplu ou qui ont
pris une place plus importante que prévu?
Ca peut arriver, mais, une fois le
roman terminé, on peut rééquilibrer tout cela... Il n'y a
pas de personnages qui me déplaisent, au contraire. Il y en
a certains qui me plaisent un peu trop et que je développe,
alors que le récit exige plus de continuité et moins de
hors-d'œuvre!
Quel est votre endroit favori pour écrire?
Une table et un fauteuil me suffisent.
J'ai beaucoup travaillé en Grèce dans une pièce
merveilleusement située, avec une vue sur le vieux port et
le va-et-vient des bateaux, les montagnes du Péloponnèse au
loin, la mer... ce qui me distrayait.
Lorsque vous écrivez, vous avez besoin d'être distrait...
Oui. Il faut perdre du temps. A cette
même époque, je fumais la pipe, ce qui me faisait gagner
beaucoup de minutes dans la journée : nettoyer la pipe, la
remplir, la rallumer... Maintenant, je travaille beaucoup
plus facilement en Irlande. C'est vraiment le pays où je
peux m'isoler complètement de la vie. Mon bureau est une
pièce avec deux fenêtres d'où j'ai une très belle vue : des
champs à perte de vue, avec beaucoup d'animaux, surtout des
chevaux. C'est une vie qui passe devant moi : je n'ai qu'à
ouvrir la fenêtre pour entendre le hennissement, le bruit
des sabots et toute la vie animale de ce haras, dans lequel
nous vivons avec ma femme et mes enfants...
Comment vous installez-vous pour écrire?
Je me mets à mon bureau, entouré de
beaucoup de livres, de souvenirs personnels, de tableaux, de
dessins. Et j'écris à la main, avec de très bons stylos à
bille...
Est-ce qu'une ambiance particulière vous est nécessaire pour
travailler?
Je ne peux travailler que dans le
silence. Mais je ne suis pas enfermé dans une tour
d'ivoire... J'aime être en communication avec le reste du
monde, entendre au loin les rumeurs de la campagne. Nous
avons ainsi de temps à autre un âne qui se met à braire
comme un fou : il n'est pas plus haut que trois pommes, mais
il fait un bruit terrible!... et j'adore cela : tout d'un
coup, c'est le rappel de la vie extérieure.
Avez-vous des moments préférés pour écrire?
En général je n'aime pas le matin.
C'est le moment du courrier, je vais me promener avec mes
chiens dans la forêt pendant une heure ou deux, je chasse...
J'en ai un besoin physique, mental, sans lequel une journée
de travail ne pourrait pas commencer. Je travaille ainsi
plutôt l'après-midi et je lambine une grande partie de la
journée, jusqu'au coucher. Mais il n'y a pas de méthode,
hélas! S'il y en avait une, ce serait tellement simple!
Eprouvez-vous le besoin d'écrire tous les jours?
Quand je suis en Irlande, oui. J'en ai
besoin comme de fumer ou de boire...
L'écriture est-elle une drogue?
Quand on n'a pas écrit pendant une
certaine période, il y a une difficulté à repartir à froid.
C'est une question d'habitude. Ainsi, je panique si on me
demande un article. J'ai perdu l'habitude de cette pensée
rapide, qui doit retomber sur ses pieds à la fin de
l'article. J'ai pris l'habitude des longues distances et les
courtes me gênent.
Comment faites-vous lorsque vous n'êtes pas en Irlande?
Quand je suis à Paris, je n'arrive pas
à écrire : il y a le théâtre, le cinéma, les déjeuners, les
prix littéraires, l'Académie. C'est pour cette raison que
j'évite au maximum d'y être...
Accordez-vous une part importante à l'actualité?
Ah oui! Je suis toujours un grand
lecteur de la presse. Je lis un ou deux journaux tous les
jours, et trois ou quatre hebdomadaires par semaine.
Cependant, il ne faut pas se laisser dévorer par la lecture
de la presse. Tout ce que je lis répond à ma curiosité et à
mon intérêt. Ce n'est pas inutile un jour ou l'autre, ça
revient dans un livre, une conversation.
Comment intervient votre expérience personnelle dans votre
œuvre?
Elle intervient avec du recul. Mais je
ne me dis pas en permanence que je vais tirer profit de tout
ce que je vois, de tout ce que j'entends. Je suis ainsi allé
dans des endroits très divers comme les déserts du nord de
la Namibie. Peut-être qu'un jour ça me servira dans un
livre, mais je ne vois pas très bien... Soyons un petit peu
prodigue et laissons les choses se gaspiller!
Bertrand Poirot-Delpech a dit de vous : "Michel
Déon appartient à la tradition de l'auteur naïf, qui laisse
au lecteur le plaisir de fournir ses propres interprétations
et au roman son prestige de liberté"...
Oui... C'est le comble de la rouerie!
Mais le jugement est très bon. Il a très bien vu ce qu'il
peut y avoir d'habileté dans la façon de raconter une
histoire. Le lecteur est enchanté quand il a l'impression de
participer à l'histoire, que ce soit pour la deviner, la
comprendre ou en saisir les sous-entendus. C'est un plaisir
rare.
Etes-vous sensible aux critiques d'un de vos romans
lorsqu'il est publié?
Je m'arrange pour ne pas les lire. Au
début de sa vie littéraire, on est très anxieux de savoir ce
que la critique pense de vous, mais on en est rarement
satisfait... Et puis, avec l'expérience, ni les articles
"pour", ni les articles "contre" des jeunes loups qui vous
descendent en flamme ne vous intéressent. Tout ça me laisse
assez indifférent...
Certaines vous ont-elles fait évoluer?
Non. Absolument pas!
Le succès ne vous laisse pas indifférent...
Evidemment, je suis sensible au succès,
je ne vois pas comment un romancier pourrait vous dire le
contraire... Cela dit, quand on a brusquement plus de cent
mille lecteurs, on s'inquiète un tout petit peu. Je me suis
souvent demandé : "Mon
Dieu, est-ce que je ne suis pas tombé dans une littérature
facile?" On est lu par passion, ou parce que le vent
souffle dans le bon sens.
Connaissez-vous le syndrome de la feuille blanche?
Le démarrage est le plus difficile, la
première phrase. Alors je fais comme Cocteau qui conseillait
d'écrire : "L'horloge
venait de sonner six heures" et puis, de continuer.
"Une fois que vous
êtes parti, supprimez la première phrase qui ne servait à
rien, c'était l'amorce", rajoutait-il!
Arrivez-vous à conclure facilement vos livres?
Je ne suis pas un "angoissé de la
dernière ligne": je suis plutôt gâté de ce côté-là... Quand
j'arrive à la fin d'un roman, j'ai la chance de la sentir.
Tout d'un coup, ça se met à galoper, alors que tout avait
été d'une lenteur d'escargot auparavant!
Que vous inspire le mot "Fin"?
Une tristesse, une espèce de vague à
l'âme. Il y a un moment où je suis extrêmement désemparé,
car j'aime écrire tous les jours et il m'est impossible de
commencer un autre livre le lendemain. Lorsque je quitte un
de mes livres, j'éprouve un grand moment de solitude, en
quittant des vies.
Prenez-vous plus de plaisir à vous corriger?
Ah oui! C'est intéressant d'avoir une
vision un peu distante de son travail. Comme cela m'ennuie à
mourir de taper à la machine, je tape mon manuscrit au fur
et à mesure, toutes les trente, quarante pages, et j'ai une
certaine tendance à supprimer tout ce qui dépasse, se
répète, est inutile... Quand la première épreuve est
terminée, je la laisse reposer un petit peu. A ce moment, je
vais me promener, je voyage. Puis je recorrige la nouvelle
frappe qui est l'œuvre de ma femme. Je ne change alors pas
grand-chose : je regarde surtout la ponctuation, je
recherche la simplicité, la clarté, je chasse les chevilles.
C'est un travail d'artisan...
Lisez-vous beaucoup vos contemporains ?
Oui!
Y prenez-vous du plaisir?
Parfois...
Comment jugez-vous le milieu littéraire actuel?
Il est très difficile de juger un
milieu littéraire dans lequel on est plongé... Cependant, je
doute que nous ayons un nouveau Proust, Céline ou Malraux.
Mais nous avons d'autres écrivains intéressants : Félicien
Marceau a écrit deux livres superbes :
En de secrètes noces
et L'homme du roi.
Jacques Laurent est un essayiste, un pamphlétaire, un
philosophe, un bon romancier, bref, un homme qui a presque
tous les talents. Parmi les très jeunes, j'en lis beaucoup
et je trouve qu'il y a une nouvelle génération qui piaffe,
qui donne des coups de pied par-ci par-là, sans se laisser
impressionner, comme Patrick Besson, Jean Rolin, Emmanuel
Carrère, Eric Neuhoff. Ils ont un ton très intéressant : et
quand on a un ton, on peut dire n'importe quoi...
Et ceux dont on parle beaucoup : Modiano, Le Clézio?
Modiano a une musique : quand on entre
dans un de ses livres, il y a une musique lente qui se lève,
c'est étrangement captivant. C'est un écrivain qui a une
voix. Le Clézio ne m'intéresse pas. Je ne l'entends pas.
Avez-vous des relations épistolaires?
J'ai échangé énormément de lettres avec
Paul Morand, Jacques Chardonne, Kléber Haedens, Félicien
Marceau et André Fraigneau. Blondin, lui, n'écrivait pas,
j'ai seulement trois, quatre lettres de lui. Jacques Laurent
n'écrit jamais et Nimier m'envoyait quelques lignes. Et puis
le téléphone a changé ces habitudes. Quand Kléber Haedens
est mort en 1976, j'ai rassemblé ses lettres que j'ai fait
relier et je me suis aperçu que curieusement elles
s'arrêtaient en 1972... Je me suis alors rendu compte que
c'était le moment où il a eu un téléphone automatique à la
campagne! C'est la même histoire avec Félicien Marceau. On
utilise aujourd'hui immodérément ce moyen. Et ça ne suffit
plus : il y a maintenant les "fax"... J'avoue que j'en ai un
en Irlande...
Avez-vous des entrevues fréquentes avec vos confrères?
Il y a toujours des époques dans
l'existence. Dans les années d'après-guerre, une bande se
réunissait tous les soirs, méthodiquement, à
La Rhumerie
martiniquaise, autour d'André Fraigneau, avec Antoine
Blondin, Jacques Laurent et moi. Et puis différentes
personnes de passage, qu'on accrochait parce qu'elles
passaient sur le boulevard! Nimier n'était pas encore mis en
lumière à cette époque, c'était les années 45/46. Nous avons
beaucoup traîné la nuit pendant ces deux années. Et même
jusqu'à l'aube...
On en vient aux "Hussards". Jacques Laurent a dit à ce sujet
: "C'est une connerie
à l'état pur"...
Absolument! Nimier et Laurent ne
s'aimaient guère, de même que Blondin et Laurent. Nous
étions très différents. D'ailleurs les écrits de chacun
témoignent de cette profonde divergence, bien que nous ayons
été rassemblés un jour, par hasard, à l'occasion des
préfaces à un livre d'André Fraigneau... Nous avons aussi
été réunis par Jacques Laurent, dans la revue
La Parisienne.
Mais les "Hussards" n'ont jamais existé...
Qui voyiez-vous par la suite?
Un peu plus tard, Paul Morand nous
invitait chez Maxim's,
Florence Gould à l'hôtel Meurice, Josette Day dans son hôtel
particulier d'Auteuil... Mais il y avait fort peu de
déjeuners littéraires, ça n'existait guère.
Que pensez-vous de la disparition des écoles littéraires?
Les mouvements littéraires ont toujours
été orientés
politiquement. L'Existentialisme a vraiment desséché et
étranglé une époque, le Nouveau Roman est une catastrophe,
il a complètement faussé toutes les idées, la critique
"méthode Barthes" a complètement détourné de la littérature
tous les lecteurs qui se sont intéressés à elle...
Pourquoi pensez-vous que Barthes et le Nouveau roman ont
détourné leurs lecteurs de la littérature?
Il n'ont plus vu que le mécanisme des
mots... Barthes a bâti ses critiques sur des calembours, des
interprétations ubuesques de la langue. Il a fait perdre à
beaucoup d'universitaires le sens de la littérature qui est
une fête et non pas une histoire de pions... Plus on fusille
les maîtres d'Ecole et plus je suis content! D'ailleurs, on
n'a pas besoin de les fusiller, ils sont vite enterrés...
Quels conseils donneriez-vous maintenant à un jeune écrivain
débutant?
Le conseil de Tchekhov : "Si vous voyez chez un enfant le goût d'écrire, punissez-le. Retirez-lui
sa plume et son papier. S'il continue et qu'il écrit sur les
murs, battez-le jusqu'au sang. Et puis s'il continue encore
à dix-huit ans, résignez-vous, tant pis pour lui, il sera
malheureux toute sa vie, il sera écrivain et en même temps
il sera très heureux". Et puis il faut se méfier du
succès trop rapide. Quand je vois un écrivain qui, au
premier ou au deuxième livre, a un succès fabuleux, je me
dis : "Il est foutu!".
Lequel de vos romans voudriez-vous qu'il lise en premier?
Je crois qu'il trouvera son profit dans
Un déjeuner de soleil qui est un roman sur la création littéraire.
Et puis Les poneys
sauvages. Je pense que ce dernier n'est pas trop mal
réussi. Je m'en aperçois maintenant parce que ce sont des
gens très jeunes qui le lisent aujourd'hui, alors qu'il a
été publié il y a vingt ans. Il fait l'objet de nombreuses
thèses... Et j'ai de la chance : si mes romans n'étaient lus
que par des gens de mon âge, d'abord il y en aurait moins,
et puis ce ne serait pas rassurant!
Avez-vous des regrets?
A part en amour, je ne vois pas grand-chose! La littérature
a été le plus grand plaisir de ma vie, avec ma femme et mes
deux enfants...
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