Il est difficile de rester impassible face
au monde burlesque et cocasse d'Alphonse Boudard. Héritier
d'une littérature rabelaisienne, ses personnages sont hauts
en couleurs...
Né en 1925, cet homme sensible et généreux n'a pas connu des
débuts faciles: certificat d'études en poche, il devient
apprenti en 1941, avant de prendre le maquis. Après la
Libération, plongé dans un trafic de fausse monnaie, il
connaît l'univers carcéral où l'ennui et le désœuvrement le
mènent à l'écriture.
Il y écrit alors
Les Combattants du petit bonheur, dépeignant la
Résistance avec un humour décapant. Ce livre, publié en
1977, obtiendra le Renaudot. Il est édité pour la première
fois en 1962 avec
La Métamorphose des cloportes, qui deviendra
un film dialogué par Michel Audiard. Il publiera une
vingtaine de livres et écrira une vingtaine de scénarios
jusqu'à sa disparition en l'an 2000.
Alphonse Boudard, en lisant vos livres, on ne peut pas dire
que l'on s'ennuie. Vous aimez bien l'humour à froid...
Quand j'écris un livre, je veux avant
tout que le lecteur se marre. J'ai une lettre de Jean
Anouilh qui me
dit : "J'ai ri tout seul en lisant votre livre!". Ca, ça me
fait plaisir! Ce genre de littérature est mal vu, parce que
la littérature, "Ca doit être grave". Eh bien, tant pis. La
gaieté, c'est ce qu'il y a de plus important dans la vie.
Vous pouvez raconter les pires histoires de cette façon...
Y compris les histoires de voyous malchanceux...
Oui. J'ai ainsi transposé, dans "La
cerise", un casse dans des pompes funèbres! Je trouve çà
plus marrant que ça se passe dans une maison "Roblot"
(NDLA : Pompes Funèbres) que
dans une quincaillerie! Il y a plus d'images qui me viennent
à l'esprit...
Quand vous avez commencé à écrire en prison, ça ne devait
pas être facile...
Oh non! Quand j'étais en cellule, le
soir, il y avait le couvre-feu. A six heures du soir il y a
la soupe, et après fini! Il y a ce qui s'appelle la
"fermeture". L'électricité est coupée. Plus de lumière. En
été, je pouvais travailler jusqu'au coucher du soleil, vers
neuf, dix heures. Mais en hiver, c'était plus difficile. On
se fabriquait des petites lampes, avec un fond de boîte de
conserve ou de boîte de cirage. On y mettait de l'huile
qu'on avait achetée à la cantine, puis une mèche en coton et
on l'allumait... C'était comme la vieille lampe à huile de
nos grand-mères. Ca présentait tout de même quelques
difficultés, parce que si le maton était un sale con, il
pouvait vous aligner et vous foutre un rapport. La sanction,
c'était la privation de courrier, ou le mitard,
éventuellement.
Les matons vous ont quand même laissé le temps d'écrire
votre premier roman...
En général, ils nous laissaient
tranquille, à partir du moment où on ne les emmerdait pas.
Ils hurlaient à travers la porte : "Eteiiignez cette
lumière!". On l'éteignait, on la rallumait, et puis voilà!
Ils ne revenaient pas pour çà : ils cherchaient des choses
plus sérieuses. J'ai écrit avec beaucoup de difficultés
matérielles à ce moment-là, parce qu'il fallait aussi avoir
du papier... J'écrivais sur des petits cahiers d'écolier, en
bouffant le moins de marge possible, à la pointe Bic, qui
était une invention
fabuleuse : auparavant, j'écrivais au crayon, ce qui
m'obligeait à avoir un taille-crayon. J'ai connu aussi
l'encrier et la plume sergent-major...
A ce moment, pensiez-vous déjà devenir écrivain?
C'est difficile de répondre comme ça.
J'avais quelque chose en moi qui me poussait, qui me disait
: "Ca va marcher!", d'une façon très obscure. Je voulais
gagner ma vie en écrivant. Au coup par coup, bien sûr,
j'avais des doutes. J'ai tout d'abord écrit un livre (que
j'ai réécrit par la suite) qui a été refusé. C'est ce qui
est devenu "Les Combattants du petit bonheur". J'en avais
fait une première version en 57/58 quand j'étais à Fresnes
et j'avais réussi à le faire sortir de prison. Il avait été
se balader chez des éditeurs, et puis il avait été refusé.
Ils n'avaient pas tort, il était mal écrit...
Comment voyiez-vous votre avenir étant jeune, à la fin de la
guerre?
Vraiment, j'étais quelqu'un de tout à
fait incertain. J'avais mon certificat d'étude, j'avais déjà
une expérience puisque je venais de faire la guerre (dans la
Résistance). Mais au point de vue culturel, zéro! J'étais au
niveau culturel de ce qu'on appelait dans les années
soixante un blouson noir! Et puis je voyais les copains qui
allaient aux commémorations, qui fabriquaient petit à petit
une mythologie autour de ce qu'ils avaient fait pendant la
guerre, qui s'auto-félicitaient, ils se trouvaient des
héros... Moi, j'avais une perception plus réaliste des
choses, que j'ai essayé de transposer dans mes livres...
Uranus, de Marcel Aymé, a dû vous plaire...
C'est un livre phénoménal! Je l'ai lu
plusieurs fois. C'est moi qui l'ai fait lire à Claude Berri,
que je connais depuis vingt-cinq ans. Quand il l'a lu, il a
tout de suite accroché, et il a réussi à réaliser son rêve
en faisant ce film, qui est devenu un succès. Qu'est-ce qui
se passe, au fond, maintenant, avec les jeunes, trente ans
plus tard? Ils se rendent bien compte que leur père ou
grand-père leur ont raconté des salades, avec leur
mythologie! Eux, ils veulent voir ce qu'il y a de vrai
là-dedans. Alors, là, on découvre les dessous de la mariée
qui ne sont pas toujours très propres.
Un peu après la guerre, vous faites des bêtises...
L'horizon de la légalité était bouché
pour moi, alors j'étais décidé à me défendre, quitte à faire
des choses illicites pour m'en sortir. Je croyais pouvoir me
creuser une petite place au soleil. Par mes relations, j'ai
marché dans ce qu'on appelle le "Milieu", avec toute sa
mythologie, jusqu'au jour où j'ai fait machine arrière à
l'âge de trente-cinq ans, pour prendre une plume... Mes
copains de l'époque ont été très étonnés de ma métamorphose,
qui est venue de ma maladie (la tuberculose) et de la
taule... J'ai alors essayé de récupérer un temps qui devait
être désagréable, inutile, en lisant.
Vous avez fait toute votre éducation "universitaire" pendant
vos douze ans de prison et de maladie...
J'ai lu par goût. J'étais aussi
passionné par l'histoire, surtout celle du fait-divers, des
crimes, de par mon expérience carcérale, et puis par
l'Occupation, puisque je l'ai vécue. Je suis à même de
savoir ce qui est vrai de ce qui est faux et j'essaie de
trouver des détails et des choses, qui pour moi sont
cachées. "La métamorphose des cloportes", c'est l'envers de
la série noire qui nous propose une mythologie, des héros
truands. La part d'invention de l'auteur de série noire est
très importante...
Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire?
L'imitation. J'étais condamné de droit
commun, j'avais de gros problèmes, et l'horizon était bouché
pour moi. J'ai alors lu des livres de gens qui, tout en
ayant vécu les mêmes conditions, s'en étaient sortis en
écrivant. Entre autres, un auteur qu'on a oublié, Julien
Blanc. Il avait été dans les bataillons d'Afrique, et avait
écrit un livre extraordinaire, "Joyeux, fais ton fourbi",
qui avait eu le prix Sainte-Beuve en 1947. Et puis José
Giovanni, que je connaissais, qui avait publié "Le Trou"
dans les années cinquante.
"Alphonse Boudard", c'est un pseudo...
En effet. Il y a toute une histoire
là-dessus. J'étais compromis dans une affaire à rallonges et
j'étais interrogé par les flics sur une histoire de courrier
qui arrivait à des postes restantes. Tout ça était au nom
d'"Alphonse Boudard". Ce n'était pas moi, mais quelqu'un
d'autre que je couvrais. Et les flics de la neuvième brigade
territoriale étaient convaincus que c'était moi qui recevait
cette correspondance... Alors, tout d'un coup, dans ma tête,
j'ai décidé de prendre ce pseudo pour écrire! Je leur ai
d'ailleurs dit : "Ce sera moi", et ils n'ont rien compris!
C'est d'ailleurs un prénom assez désuet, ce qui fait que les
gens pensaient que j'avais quatre-vingt dix ans quand j'en
avais trente-cinq!
Vous avez parlé d'un "prurit écrivassier"
J'aimais bien raconter des histoires,
et je me faisais écouter. Jules Renard disait " Ecrire des
livres, c'est raconter des histoires sans être interrompu".
Et je me suis dit alors : "Au fond, pourquoi ne pas faire ça
sur le papier?". Je n'ai pas eu de difficulté pour raconter
des histoires, j'en avais suffisamment emmagasinées et
j'avais assez d'imagination. Mais il me fallait acquérir une
certaine technique d'écriture, c'est-à-dire essayer de faire
transposer çà sur le papier. Quand on raconte, il y a des
scories de toutes sortes, ce qui fait que c'est illisible.
Il faut repeigner son texte, le transposer, lui donner de la
patte, pour qu'il soit livré au public...
Quels sont les auteurs qui vous ont influencé à ce
moment-là, dans votre recherche de techniques d'écriture?
Evidemment, avec mon certificat
d'études, je ne me suis pas mis dans la tête d'imiter Gide
ou Voltaire! Mais la rencontre avec Céline dans "Voyage au
bout de la nuit" a été capitale pour moi. Il écrivait dans
une langue qui m'était familière, que je connaissais, qui
était mon univers... C'était quelque chose qui venait de la
rue, de l'accordéon, d'un certain climat, qui était
transposé! Ca a été un déclic. Et puis, toujours dans ce
même climat, il y a eu
Touchez pas au grisbi de Simonin...
Et Marcel Aymé?
Oui, mais pas spécialement dans le
domaine de l'écriture, comme d'autres écrivains que j'ai
admirés de plain-pied, sans que je sois dans leur univers.
Giono, par exemple, me dépaysait. Sa baguette magique
fonctionnait sur moi : il pouvait me raconter tout ce qu'il
voulait, j'embarquais dans ses histoires, j'y croyais. C'est
comme une gonzesse, il y en avec lesquelles ça marche,
d'autres pas. On n'y peut rien, c'est comme ça! Blaise
Cendrars m'a aussi subjugué: il a une espèce de rocaille de
langage, de grande mythomanie poétique, extravagante, qui
m'a épaté! Il y a aussi Simenon que je lis toujours.
Est-ce que vous retravailliez à cette époque des pages d'une
œuvre célèbre afin de faire des exercices de style"?
Non. Quand c'est des œuvres très
importantes, on n'a plus rien à dire! On n'a plus qu'à
fermer sa gueule. En revanche, je me suis amusé à faire le
contraire : prendre des œuvres médiocres et me demander
comment je les raconterais! L'idée, c'était de faire
raconter une histoire de marquise par un balayeur. C'est çà
qui est marrant. Une même chose qui arrive à différentes
gens, selon qu'elle est vue par le héros qui est le
président de la République, le valet, le premier ministre
qui essaie de prendre sa place ou le journaliste qui est
dans un coin, est tout à fait différente! Vous avez alors
quatre romans pour un même événement!
Préparez-vous vos livres à l'avance?
Mes livres sont déjà dans ma tête. En
général, je travaille sur un thème, comme la prison,
l'hôpital ou la guerre, et je sais, avec mon expérience, à
peu près ce que je vais mettre dedans. Après, je fais un
petit plan de quelques pages, que j'oublie toujours... Je
m'en débarrasse, finalement! Je ne suis pas prisonnier de
mon histoire vécue. Je me suis vite rendu compte qu'il
fallait que je raccourcisse, ou que je trouve des "trucs" de
récit. Ecrire, c'est une profession comme une autre, mais je
n'ai pas de méthode... Ca m'amuse. J'adapte ma plume aux
circonstances...
Vous ne prévoyez pas la fin de votre récit?
En fait, oui. Quand, dans ma tête, j'ai
la fin, le livre est fait. Il m'arrive au début d'écrire
plusieurs pages et de les couper, de façon très arbitraire.
Je commence alors à cet endroit et je fous le reste au
panier : "Il était une fois", ça a déjà été écrit. Le petit
chaperon rouge est déjà en train de frapper à la porte de la
grand-mère...
Suivez-vous un plan ou laissez-vous courir votre plume?
J'en fais un mais je ne le suis pas. Un
plan, c'est fait pour ne pas être suivi, c'est comme les
lois : elles sont faites pour être détournées...
Prenez-vous beaucoup de notes?
Attendez... (Alphonse Boudard se lève,
disparaît cinq bonnes minutes, ouvre plusieurs placards et
revient avec une pile de cahiers d'écoliers). J'ai des
cahiers dans lesquels j'accumule des idées, comme un
journal. Ce sont des cahiers fourre-tout, dans lesquels je
mets des réflexions, des citations, des répliques de
théâtre, des idées de titre... Tout est numéroté, et je fais
un registre à la fin pour m'y retrouver. Mais je faisais
surtout ça en taule... Sinon, je prends des notes un peu
partout. J'ai d'ailleurs des tas de bouts de papier dans
tous les coins, et je les perds! Ce n'est pas grave. Je
crois que c'est le plus intéressant qui, tout de même, vous
revient...
Vous êtes un fanatique des archives...
Quand je commence un livre, je me sers
de ma mémoire, puis je consulte tout un tas de documents sur
l'époque. Je me mets dans un univers. Quand j'ai écrit "La
Cerise", je suis ainsi passé chez des pompes funèbres, pour
leur demander de la "doc", pour voir si je ne m'étais pas
gouré! Et c'est tout d'un coup que me sont venues des idées.
Pour tous mes personnages je recherche de la documentation,
pour mieux les situer. Ca va peut-être me servir pour écrire
trois lignes, mais il vaut mieux que je le sache. Je
conserve donc des documents, pas pour m'inspirer, mais pour
bosser. Comme je suis un fanatique des faits-divers, j'ai
aussi toute la collection de "Détective" d'avant-guerre.
Quand vous rencontrez un sujet qui vous inspire, laissez
-vous tout tomber un instant pour vous y atteler, ou bien
reportez-vous cela à plus tard?
Quand j'ai une idée, je la note tout de
suite. Je viens d'ailleurs d'en noter une à l'instant ( d'où
le laps de temps quand Alphonse Boudard est allé chercher
ses cahiers de notes). J'ai trouvé le moyen pour que les
gens payent leurs impôts moins douloureusement : à chaque
fois qu'on les paiera, l'Etat vous refilera un billet de
loterie et à la fin de l'année, le premier aura gagné un
milliard! Intéressant, non? Les gens jouent au loto, vont
sur les champs de course. Dans ces cas là, ça ne leur fait
rien de donner leur fric. Quand il y a l'espoir de gagner,
ça change tout!
Avez-vous déjà été inspiré par un autre sujet que celui sur
lequel vous travailliez?
Je n'en suis pas encore à ce point-là!
Quand j'ai décidé d'écrire un livre, je vais jusqu'au bout.
S'il m'arrive de trouver une autre idée, je la note. C'est
tout. Si j'écris un livre sur une histoire d'amour et qu'il
me vient une idée sur la fabrication des casseroles,
qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse?
Ecrivez-vous alors plusieurs livres en parallèle?
J'ai écrit plusieurs sortes de choses
en parallèle. Il m'est arrivé d'être en même temps sur un
roman et un scénario. C'est une affaire d'organisation. Il
faut bien que je vive! Mais j'essaie d'éviter ce genre de
situation...
Quel est votre endroit favori pour écrire?
Je peux écrire assis dans mon lit, sur
un carton, n'importe où... Mais j'aime mieux écrire chez
moi, au silence, dans mon bureau.
Avez-vous une plume fétiche?
J'ai évolué. En taule, j'ai commencé
par écrire au crayon, puis à la plume "sergent-major".
Ensuite au Bic. Puis j'ai découvert avec ravissement le
feutre. Il y a quatre, cinq ans, j'ai redécouvert le crayon
à papier avec une gomme au bout. Ca m'amuse de gommer,
j'aime assez le coté bricolage de l'écriture, coller des
bouts de papier, revenir sur ce que j'ai écrit. J'écris sur
des petits cahiers d'écoliers à spirale, avec des petits
carreaux, sur la page de droite et je notifie les
corrections sur la page de gauche. Mon écriture est assez
lisible, je m'applique. C'est une politesse, pour moi. Les
gens me font "caguer" quand ils m'écrivent des lettres
illisibles!
Comment vous installez-vous?
J'écris sur un carton. Lorsque j'étais
au sanatorium de Liancourt, j'écrivais le début de "La
cerise". Nous étions dans des dortoirs de vingt-cinq et il y
avait tout le temps du bruit et un cirque infernal! Il y
avait une radio qui marchait en permanence... J'ai alors
trouvé une combine : j'écrivais dans les toilettes, sur un
banc, à califourchon. J'en ai gardé ainsi l'habitude
d'écrire sur un carton que je tiens de l'autre main. Je peux
aussi écrire à mon bureau, mais très vite je reprends ce
tic!
Avez-vous des moments préférés pour écrire?
Plutôt le matin, je suis plus en
forme... Je me réveille d'ailleurs à cinq heures, je
bouquine et parfois je prends des notes. A huit heures, je
déjeune et je me mets au travail. L'après-midi, je fais
autre chose... Et je ne reprends ma plume que le lendemain.
Quand vous corrigez-vous, alors?
Au début, je fignolais chaque jour un
certain nombre de pages que j'avais écrites la veille, ce
qui fait que j'aboutissais à la fin à un livre qui était
déjà presque prêt. A partir de mon troisième bouquin,
"Bleubite", j'ai préféré aller plus vite, pour ne pas perdre
le fil de mon histoire. Je l'ai écrit à toute vitesse, en un
mois. Et puis, après, je l'ai retravaillé. C'était une
histoire qui devait se dérouler avec une certaine
rapidité... Maintenant, je fais ça avec tous mes livres. Je
me corrige un mois après : je m'attaque au rythme, aux consonances des
mots, etc. Et puis aussi aux contrôles techniques :
l'époque, les détails...
Tenez-vous un carnet de bord afin de vous retrouver dans
l'évolution de vos personnages?
Non... Parfois, je fais un petit
portrait sur mes personnages, comme on maquille un comédien
avant de l'envoyer sous les projecteurs...
Les faites-vous évoluer à leur guise?
Non, car je les ai plus ou moins
connus...
Y en a-t-il qui vous ont particulièrement déplu?
J'ai une profonde mansuétude à leur
égard, même s'ils ne me sont pas sympathiques. Ils peuvent
me déplaire au point que j'irais leur filer une balle dans
la tronche, mais, dans le contexte du roman, j'essaie de
rentrer dans toutes les raisons qui les ont amenés à être ce
qu'ils sont. Chez un assassin, il y a toujours des
circonstances atténuantes, que la justice n'est pas à même
d'accepter, mais qui existent quelque part.
Le roman est-il pour vous une forme de liberté?
Une liberté, oui. Je fais ce que je
veux. Je découvre des univers que je ne connais pas! C'est
çà qui est intéressant...
Ecrivez-vous tous les jours?
Non!
Vous n'avez pas peur de ne pas pouvoir reprendre votre
plume, si vous vous arrêtez trop longtemps?
C'est comme l'entraînement des
sportifs, mais je m'y remets très vite. La mécanique, ça
s'entretient! J'écris alors des articles, je fais des tas de
bricoles. J'ai mon ami Nucera qui fait du vélo. Lorsqu'il
rencontre un ancien champion, un "vieux", qui n'est plus
monté sur un vélo depuis dix ans, une demi-heure après,
c'est reparti, il est redevenu coureur, et il est difficile
de le rattraper. Ca, c'est le métier. Les amateurs peuvent
toujours s'aligner!
Ceux qui écrivent tous les jours se psychanalysent
sur le papier!
Accordez-vous une part importante à l'actualité dans votre
vie?
Moyenne... Vous voulez dire la mère
machin qui a été nommée premier ministre? (Nous sommes le 17
mai 1991, Mme Edith Cresson vient d'être nommée).
En général...
J'ai plus tendance à suivre les faits
divers... J'aime mieux ça que leurs pantalonnades
politiques, qui peuvent être marrantes, vues d'une certaine
façon! Mais les matches de rugby sont plus intéressants
qu'un changement de ministère, croyez-moi!
En parlant de politique, comment avez-vous réagi face aux
affaires des fausses factures?
Je trouve que c'est tout à fait normal!
Ca a toujours existé, ce genre de choses. Sur le moment on
dit : "Quelle horreur, ces types qui trafiquent, qui
combinent de toute sorte, qui se remplissent les fouilles!"
C'est un signe de jeunesse de croire que c'est un phénomène
nouveau, mais je ne suis plus tout à fait jeune pour le
croire...
D'après vous, ce phénomène n'est pas nouveau...
Toute mon enfance a été bercée par ce
genre de salades! Après la Libération, il y avait des mecs
qui avaient fait des bénéfices, il y avait le scandale de
ceci, de cela... Tout le temps! Clémenceau était plongé dans
l'affaire du canal de Panama jusqu'au cou! Notre époque
actuelle ressemble un peu au Directoire, avec plein de
magouilles. C'est humain! Vous faites une société d'humains,
ça y est, ils magouillent, ils trafiquent, ils
s'entre-tuent...
Comment intervient votre expérience personnelle dans votre
œuvre?
Enormément. Ou alors il faut vraiment
se désincarner et raconter Napoléon, et encore, on finit par
y mettre du sien! Chacun a son propre Napoléon...
La distance que vous donne le temps est-elle importante?
Tout à fait. On ne raconte pas de la
même façon un événement que l'on vit de très près. C'est ce
qui différencie la démarche du romancier de celle du
journaliste. Le journaliste est sur l'événement, le
romancier, c'est le type qui va s'enfermer dans son donjon
et qui se rappelle comment, dans son enfance, il mangeait
ses madeleines! C'est une démarche différente...
Etes-vous sensible aux critiques et au succès d'un de vos
romans lorsqu'il est publié?
Comme tout le monde, oui! Le succès, on
y est sensible, parce qu'on se dit : "C'est bien, ça va me
faire mon année!" C'est comme les agriculteurs, il y a des
mauvaises saisons. Mais je ne fais pas n'importe quoi pour
ça, sinon j'essaierais des recettes...
Quelles sont ces recettes pour obtenir le succès?
Essayer d'avoir des personnages dans
lesquels le lecteur va pouvoir s'identifier. Si vous écrivez
la vie de Landru, c'est sûr que vous n'aurez pas beaucoup de
types qui s'identifieront à lui!
Un lecteur s'identifie-t-il forcément aux personnages?
Un lecteur n'aime pas s'identifier à ce
qui est qualifié "d'ordure", "d'affreux". Il préfère
s'identifier à un héros positif. Et puis, il faut savoir que
ce sont les femmes qui lisent en majorité.
Le succès est féminin...
Les femmes lisent, les hommes boivent,
les enfants trinquent! C'est le truc classique. Alors il
faut écrire d'une certaine façon, pour avoir ce public. Dès
le début, on m'a dit : "Ah merde, tes livres, c'est des
livres pour hommes, ils dépensent leur fric dans les
bistros, pas dans les librairies, donc tu auras moins de
lecteurs!". Seulement, je ne pouvais pas me changer, et
écrire comme Alexandre Jardin, pour avoir plus de lecteurs!
Lui, il fait de son mieux, parce que c'est sa nature, il
doit avoir ce tempérament-là, gentil, aimable. Mais si je
veux l'imiter, j'aurai l'air d'un con! Il faut que je fasse
ce pour quoi je suis fait.
Lisez-vous les critiques de vos livres?
Il y en a que je prends en
considération. Celles de gens qui connaissent vraiment leur
sujet, qui vous analysent avec sérieux, c'est toujours
intéressant. Mais il y a surtout parmi les critiques des
gens qui vous analysent en fonction de votre maison
d'édition ou des idées politiques qu'ils vous prêtent...
Dans l'ensemble, aux neuf-dixièmes, la critique, c'est la
foire d'empoigne. Moi, je vous en fais demain autant que
vous voulez! Bernard Clavel me disait que ses critiques ont
vraiment diminué à partir du moment où il n'était plus à
l'Académie Goncourt. Alors, qu'est-ce que ça veut dire?
Certaines d'entre-elles vous ont-elles fait évoluer?
Pas du tout! J'ai continué mon chemin,
comme un taureau dans l'arène! Si c'est technique, ça peut
quand même avoir son importance. Par exemple, j'ai eu
tendance à abuser de l'argot, ce qui peut paraître
hermétique à certaines gens. Quoique j'écrivais toujours de
façon à ce que le lecteur puisse me comprendre. Je plaçais
le mot dans un contexte qui l'éclairait. Maintenant, je mets
un peu la pédale douce là-dessus. C'est tout...
Pourtant, vous aimez bien l'argot, avec toutes ses
nuances...
L'argot, c'est ce qui a fait évoluer le
langage au cours du temps. J'essaie de créer ce mouvement de
la langue, car c'est foutu quand elle se fixe... Il y a eu
des mecs, des puristes qui ont osé me reprocher de dire "La
bande à Bonnot" : il fallait dire "La bande DE Bonnot"!
(rires).
Etes-vous très critique avec vous-même?
Tout à fait. Je fous des trucs en
l'air... et heureusement! Le seul critique qui est important
dans ma vie, c'est moi!
Avez-vous réécrit plusieurs fois un manuscrit?
Voyez-vous comme c'est curieux :
lorsque j'ai écrit "Le banquet des léopards", je ne voulais
pas le donner à mon éditeur. Je le trouvais "bancalos". Je
le publie, on fait un malheur! Allez savoir!
Connaissez-vous le syndrome de la feuille blanche?
Non. Quand j'ai décidé de faire un
sujet, je remplis les feuilles, quitte à les jeter par la
suite, mais j'y vais...
Arrivez-vous à conclure facilement vos chapitres?
Mes romans ne sont pas construits en
chapitres. Je m'arrête, c'est tout. Ca me fait une coupure,
pour reprendre ma respiration.
Etes-vous un "angoissé de la dernière ligne"?
Pas du tout! J'essaie de trouver un
petit truc marrant... Parfois, j'annonce le prochain livre,
que j'avais publié avant! Pour "Les combattants du petit
bonheur", j'ai mis la première phrase de "Bleubite"...
Que vous inspire le mot "Fin"?
Pas grand chose! Mon livre s'arrête,
c'est tout. Un livre, ça ne se finit jamais, ça peut
repartir à n'importe quel moment. Le mot fin, ça n'existe
que pour les contes de fée : "Ils eurent beaucoup
d'enfants", et voilà, c'est fini!
Lisez-vous beaucoup vos contemporains?
J'en lis certains, plus par affinité
que par les décisions de la "cour". Antoine Blondin, Jacques
Laurent, René Fallet, Raoul Mille, Louis Nucera...
Vous sentez-vous isolé par les exigences de votre métier?
Non. Je vois moins de monde que si je
relevais les compteurs à gaz! Mais j'ai des tas de copains!
Avez-vous des relations épistolaires ou des entrevues
fréquentes avec vos confrères?
Pas spécialement Et puis il y a ce
téléphone... Je vois souvent Michel Déon, Louis Nucera,
quelques autres au hasard...
Comment jugez-vous le milieu littéraire actuel?
Je ne le fréquente pas. Je ne vais pas
dans les cocktails...
Y voyez-vous de grands écrivains?
C'est difficile de juger, sur le
moment...
Et ceux dont on parle beaucoup en ce moment : Modiano et Le
Clezio, par exemple...
Modiano, c'est un faux grand écrivain.
C'est un petit poète et on baptise "romans" des sortes de
petits textes kafkaïens. Point final. Ca ne m'intéresse pas
du tout. J'en ai lus, péniblement, parce qu'il n'y a pas de
personnages vrais, de situation ou de langage vrai. Le
Clezio, c'est différent, c'est plus minéral, c'est étrange,
je n'entre pas là-dedans
Quels sont ceux qui vous plaisent?
Je pense qu'Antoine Blondin était
certainement l'un des écrivains les plus intéressants, le
plus important de notre génération... La nouvelle
génération, je n'ai pas le temps de la lire. Et puis
maintenant, on lit n'importe-quoi! On achète certains livres
pour les exposer sur la table du living! La princesse de
Monaco, c'est plus intéressant! Le Clézio, c'est parce qu'il
est beau môme! Modiano, on a décrété que c'était le "grand
écrivain", mais quand il passe à la télé, il bafouille,
alors les critiques disent : "On a des fragments de Modiano,
c'est admirable!"
Comment expliquez-vous qu'on n'ait plus des écrivains comme
Malraux, Sartre ou Camus, avec un impact aussi important?
C'est à cause de la télé qui a tout
bouffé. Maintenant, on parle de Christophe Dechavanne. Les
autres c'est fini, ils sont ratiboisés! Mais Sartre, c'est
une fausse valeur! Le cinéma Sartre, ça fonctionne grâce aux
universitaires. Alors on continue d'en parler... Mais
reprenez ses pièces : ce n'est plus possible! Les chemins
de la liberté, c'est très inférieur à Martin du Gard !
Malraux a écrit un très grand livre : c'est L'Espoir.
Le reste, c'est nébuleux, on ne sait plus où il va... Il y a
un faiseur, un farceur, chez Malraux : il n'a jamais
vraiment fait de résistance, il a raconté des tas de trucs,
c'est une sorte d'Edern-Hallier! (rires). En moins
marrant...
Regrettez-vous la disparition des salons littéraires?
J'ai jamais foutu les pieds là-dedans!
Et des écoles littéraires?
Mon école, c'est celle de la rue! Les
écoles, c'est des petits clans de protection, ils se font
des louanges les uns les autres, comme Les Femmes savantes
de Molière...
Quels conseils donneriez-vous à un jeune écrivain débutant?
D'essayer de faire du cinéma... Parce
que la galaxie Gutenberg va en prendre un coup dans les
prochaines années ! Il n'y a plus beaucoup d'avenir dans la
littérature...
Quel message voudriez-vous lui transmettre?
S'il veut "réussir", il n'a qu'à
acheter un manuel du savoir-vivre et il trouvera ce qu'il
lui faut! Il est important qu'il se construise une légende,
qu'il se prenne au sérieux, qu'il écrive de façon assez
obscure et qu'il soit susceptible d'intéresser les dames. Il
faut aussi qu'il y ait un petit parfum sulfureux autour de
lui, qu'il laisse entendre qu'il est peut-être homosexuel,
qu'il ait pu avoir une tendance à étrangler sa grand-mère,
et ça marchera !
Lequel de vos romans voudriez-vous qu'il lise en premier?
Les combattants du petit bonheur,
afin de connaître mon petit monde. Sinon, je ne pense avoir
écrit que deux livres intéressants, La Cerise et
L'Hôpital. Deux livres où je suis seul : la prison
et l'hôpital. Voilà. Point final.
Avez-vous des regrets?
Si j'avais eu un talent scénique,
j'aurais aimé être Raymond Devos... J'étais fait pour
raconter des histoires. Mais j'assume mes livres comme mes
mauvaises actions, sans gloriole. Voilà...
Tous droits réservés ©
JLD Productions/Cherche
Midi Editeur
|