Né en Chine, Lucien Bodard voulait suivre la même voie que son
père, diplomate en Chine, au Sichuan puis au Yunnan. Les aléas
de la guerre lui ont forgé un autre destin. Journaliste pour
le France Soir de Pierre Lazareff à la Libération, il embrasse
la carrière de grand reporter pour l'Indochine de 1947 à 1955,
puis Hong-Kong jusqu'en 1960.
Cette vie de baroudeur nourrira
son œuvre, bercé par les eaux du Mékong et du Yang-Tseu-Kiang.
Soutenu par Joseph Kessel et Roger Vailland, il acquiert ses
lettres de noblesse avec ses enquêtes sur le régime de Mao,
alors encensé en France (La
Chine de la douceur en 1958) et les trois tomes qu'il
consacre à la débâcle de la guerre d'Indochine qui ne lui
feront pas que des amis...
Dans les années soixante-dix, il
pose définitivement ses bagages à Paris et se consacre à une
œuvre plus romanesque, encouragé par son éditeur et ami
Jean-Claude Fasquelle. Parmi ses nombreux ouvrages à succès,
Monsieur le consul obtient le prix Interallié en 1973
et Anne-Marie le Goncourt en 1981. Une vie bien
remplie, qui s'éteint en 1998, après 84 ans à de légendes et
d'aventures...
Lucien Bodard, la Chine
et l'ex-Indochine jouent un rôle capital dans votre œuvre.
Qu'est-ce qui vous attire dans ces pays?
L'atmosphère. C'est un monde, un
raisonnement particuliers, des mœurs différentes... C'est un
autre univers, complexe, riche. C'est une excellente matière
romanesque, qui n'a cessé de nourrir mon inspiration...
Dès vos premiers livres, comme "La
Chine de la douceur" et "La Chine du cauchemar", parus en 1958
et 1961, on vous a reproché d'avoir un regard froid et cruel
sur ces pays. Expliquez-vous...
(silence). C'est vrai... mais c'est ainsi
que j'ai vu les choses. Et je ne crois pas qu'il faille voir
les choses avec ingénuité. Quand j'étais reporter en Chine, au
moment où j'ai vu s'établir le maoïsme, j'ai vu passer des
masses de délégations et de littérateurs français qui étaient
immédiatement subjugués. C'était une époque terrible, où Mao
voulait enlever à l'homme son ego et exigeait des Russes
qu'ils menacent d'employer la bombe atomique pour écarter la
flotte américaine du détroit de Formose. J'ai ainsi écrit ces
deux livres pour montrer qu'il suffisait qu'en Chine l'on
resserrât les boulons pour que la douceur devînt un cauchemar.
Et puis les années soixante, mai 68 ont encensé le maoïsme.
Face à cet engouement, je donnais en effet une version
beaucoup plus dure des choses. Mais, maintenant, cela ne pose
plus de problèmes, tout le monde étant devenu de mon avis...
Roger Vailland vous a beaucoup aidé à
cette époque...
Oui... (émotion). Je l'ai rencontré au
bar Le Pont royal. Le soir, il y réunissait toute sa bande,
et un jour il m'a abordé pour me parler de mes livres sur la
Chine qui venaient de sortir : "J'ai aimé vos livres, m'a-t-il
dit, je vous soutiendrai". J'étais très critiqué par la gauche
à cette époque-là. Ces deux livres avaient provoqué un tollé.
J'étais l'infâme... (rires). Roger Vailland, qui avait été
communiste, en était revenu. Il m'a alors promis qu'il
écrirait un article pour me défendre. Nous avons ainsi été
très amis pendant plusieurs mois...
Cet article, il n'a jamais pu
l'écrire...
Oui... Malheureusement, notre amitié n'a
pas duré longtemps: il est mort alors que j'étais au Brésil,
pour un reportage sur le massacre des Indiens d'Amazonie. En
dépit de sa longue maladie, un cancer, il a essayé d'écrire
cet article, avec un acharnement exemplaire. C'était pour lui
une question d'honneur. Mais il est mort avant d'avoir pu le
terminer, et je ne l'ai jamais revu...
Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire?
L'envie d'écrire m'est venue relativement
jeune, vers vingt-cinq ans. Mon premier livre raconte mon
évasion de France en 1943, vers l'Espagne, le Maroc, puis
l'Algérie et Londres, pour rejoindre les Forces Françaises
Libres. J'étais un farouche anti-collabo et je ne tenais pas à
me trouver en Allemagne, au STO (NDLA : Service du travail
obligatoire)... Ce récit, intitulé "La
mésaventure espagnole", est paru en 1946. Et puis je suis
devenu grand reporter pour le France-Soir de Lazareff,
je suis resté presque quinze ans en Extrême-Orient, j'ai
oublié les livres.
Entre "La mésaventure espagnole" et
"La Chine de la douceur", il s'est écoulé près de douze ans.
L'écriture ne vous a-t-elle pas manqué?
Non, car j'étais alors en plein
journalisme. C'était à ce moment-là un métier important,
l'influence des journaux n'avait pas encore été volée par la
radio et la télévision. C'était passionnant de partir, de
plonger dans les événements, à chaud, d'en tirer des dépêches,
d'arriver à les transmettre à dix mille kilomètres. A cette
époque, les titres de France-Soir faisaient les
nouvelles. C'était amusant. Il s'agissait d'avoir un titre, de
trouver une matière, un style, bref, faire ce qu'on appelait
une "story"...
Doutiez-vous alors de votre avenir
littéraire?
Je n'y pensais pas. J'étais complètement
pris par le journalisme. Ce n'est qu'au bout de douze ans, à
la suite de mes reportages en Chine, que j'ai éprouvé le
besoin d'en tirer des livres. C'était assez fréquent à cette
époque, c'est ce qu'avaient fait Albert Londres et Kessel.
J'ai alors repris mes articles et j'en ai fait un livre, je
suis passé de la "story" journalistique à la "story"
littéraire, en publiant à la suite "La Chine de la douceur" et
"La Chine du cauchemar"...
Quels sont les auteurs qui vous ont
marqué dans votre jeunesse?
(silence). Les grands reporters comme
Londres et plus tard Kessel. Kessel m'a d'ailleurs beaucoup
poussé. Il a fait de grands éloges de moi dans "France soir",
il m'a aidé, mais je ne l'imitais pas. Chacun avait son style,
son imagination, sa vision des événements. Et puis je lisais
beaucoup de "classiques" : Maupassant, Tolstoï, Dostoïevski,
les Américains...
Comment voyiez-vous votre avenir étant
jeune?
Je voulais être diplomate, comme mon
père. La guerre m'a fait journaliste. Quand je suis arrivé à
Londres, aux Forces Françaises Libres, on m'a vite jugé fort
incapable d'action guerrière et l'on m'a chargé d'appliquer
les ordonnances sur la presse édictées à Alger : supprimer les
journaux collabos, créer des journaux résistants, etc. Après
le débarquement en France, j'ai fait ce travail puis je suis
entré à l'Agence France-Presse. Dans la foulée, j'ai ensuite
travaillé pour France-Illustration et puis j'ai été
engagé par Lazareff... La suite, vous la connaissez...
Vous dites avoir toujours voulu
être diplomate. Pourtant, vous avez été bercé durant toute
votre jeunesse par des écrivains comme Saint-John Perse,
Claudel, Giraudoux ou Morand, que fréquentaient vos parents
dans le salon des Berthelot...
Je fréquentais ce salon sous la houlette
de ma mère, Anne-Marie, et j'entrevoyais ces écrivains
prestigieux. Mais j'étais tout jeune : j'avais douze, treize
ans, je faisais tapisserie, je jouais au mah-jong et ils ne
m'ont pas donné envie d'écrire. Je pensais plutôt entrer au
Quai (d'Orsay). Je n'ai jamais été influencé par rien, ni
œuvre ni modèle, dans ma recherche de l'écriture.
Accordez-vous toujours une part
importante à l'actualité dans votre vie?
Non. Je ne décris pas le présent,
l'immédiat, et l'actualité n'intervient dans mes livres
qu'avec du recul. Je fais ainsi une consommation très mesurée
des journaux et de la télévision. Et puis l'actualité en
Extrême-Orient ne m'intéresse plus beaucoup...
Pourquoi ne suivez-vous plus
l'actualité de ces pays que vous avez pourtant bien connus?
Tout simplement parce qu'à un certain
moment j'en ai eu assez... J'ai été en Indochine de 1948 à
1955, j'en ai d'ailleurs été expulsé, et puis j'ai été à
Hong-Kong de 1955 à 1960. Et alors, là, je me suis mis dans un
autre bain, le bain chinois. Et j'ai laissé tomber le Vietnam,
après avoir écrit tout de même trois livres (cinq tomes en
Folio)... Mais j'ai oublié tout cela
Votre expérience personnelle
intervient tout de même dans votre œuvre. Un certain nombre
de vos livres sont autobiographiques...
(silence). Oui... encore que j'y aie une
vision personnelle du monde. Et puis la mémoire est pleine de
trous, on ne garde que les choses fortes... Tout est dans la
déformation et la recréation de l'Histoire, bien que j'essaie
d'atteindre la vérité dans mes livres historiques. Mais, pour
atteindre la vérité, il faut une certaine subjectivité. Il
faut une subjectivité intelligente, qui tombe juste, et je ne
crois pas en la vérité absolue. Les choses sont
contradictoires, difficiles. Il faut un instinct de la vérité
des choses, tout en sachant très bien qu'elle n'existe pas.
Cela ne m'intéresse pas de reconstituer le passé tel qu'il
était. Mais il existe, et ce sont les parfums de ce passé que
je décris dans mes romans.
Faites-vous un long travail
préliminaire avant d'écrire vos livres?
Non. Surtout pas pour un roman. Je
procède de façon vague : quand un de mes livres est publié, je
me repose un temps, je regarde comment il marche, et puis, à
un moment donné, j'en ai marre, je passe à autre chose. Et
alors, peu à peu, plusieurs idées me viennent à l'esprit, et
il faut choisir. A partir de ce moment, je me consacre
totalement à mon livre, il n'y a pas d'autres sujets qui me
passent par la tête... J'ai une sorte de trame générale,
imprécise, non écrite, que je transforme au fur et à mesure
que j'écris, selon mon inspiration... Parfois je fais deux
versions, deux jets...
A ce stade, prenez-vous beaucoup de
notes?
Comme journaliste, oui. Comme romancier,
non. Je n'ai pas de carnet sur moi, tout est dans ma tête !
Vous avez tout de même besoin
d'une certaine documentation, ne serait-ce pour la trame
historique de vos livres...
Oui, mais j'en élimine le
plus possible. Si mon livre a une tonalité historique, je
tiens à avoir une infrastructure exacte; pour l'histoire de
la guerre d'Indochine, j'ai consulté beaucoup de documents,
je suis allé revoir beaucoup de ses acteurs, que j'avais
déjà rencontrés en étant l'envoyé spécial de France soir. Mais écrire un roman,
c'est surtout inventer, le plus possible. Là, j'élimine...
Ne vous arrive-t-il pas de voyager,
pour retrouver une atmosphère précise, des détails qui vous
manquent?
Oui, mais je ne voyage plus autant
qu'avant. Le dernier voyage que j'ai fait, c'était en Chine il
y a quatre ans, alors que j'écrivais Les Grandes
murailles... D'ailleurs, je me suis rendu compte sur place
qu'ils avaient publié une "version" chinoise d'Anne-Marie.
Mais je n'ai pas pu vérifier s'ils avaient modifié beaucoup de
choses, car je ne parle pas le chinois! (rires).
Ecrivez-vous tous les jours?
Non. Il y a des moments où j'éprouve
vraiment le besoin de me reposer, après la sortie d'un livre
et aussi pendant l'écriture. Le week-end, généralement, je
fais autre chose. Et puis, quand je suis aux deux tiers ou à
la moitié d'un livre, je m'accorde un repos de quinze jours,
trois semaines...
C'est en quelque sorte le repos du
combattant...
Tout à fait. Je me repose avant le sprint
final ! (rires). Je suis à ce moment fatigué, las, j'ai envie
de sortir un moment de cette permanence, de cette obsession
qui dure un à deux ans...
Etes-vous sensible aux critiques et au
succès d'un de vos romans lorsqu'il est publié?
Oui! J'avoue cette humaine faiblesse!
(rires). Tous les auteurs l'ont. Mais je ne téléphone pas, je
ne fais pas de cuisine... (rires).
Certaines critiques vous ont-elles
fait évoluer?
Les critiques écrites, non. Mais les avis
de mes proches, concernant les longueurs de certains passages,
peuvent me faire évoluer. Et puis je trouve que les critiques
littéraires n'ont actuellement plus rien à voir avec ce
qu'elles étaient autrefois. C'est une question de temps, de
place dans les journaux. Les critiques n'expriment plus ce que
les auteurs ont voulu dire, ils ne trouvent plus les mots...
Etes-vous très critique avec
vous-même?
Je le suis, mais, comme je suis
paresseux, je demande à mon épouse de m'aider à cela ! (rires).
Jugez-vous vos personnages ou les
faites-vous évoluer à leur guise?
Quand il s'agit de personnages de ma
famille, bien sûr, je porte un jugement sur eux. Mais en
dehors de ça, je me fais une idée de mes personnages et je les
regarde, je m'amuse. Dans Les Dix mille marches, je fais un
portrait de la femme de Mao. Evidemment, je la juge, mais je
la laisse évoluer selon ce que je pressens d'elle... et ce que
l'histoire m'en dit. Quant à savoir si ce portrait correspond
à la réalité, je n'en ai pas la moindre idée. Mais il me
semble avoir perçu une vérité de ce personnage monstrueux.
Est-ce que le roman est pour vous une
forme de liberté? Y réalisez-vous vos rêves?
Ecoutez...(long silence)... comme je
m'ennuie un peu dans ma vie, le roman est pour moi un moyen de
me désennuyer; j'aime écrire. De là à y réaliser mes rêves...
A ce sujet, vous avez dit : "Dans le
journalisme, on est guidé par les événements, dans le roman,
la liberté est immense"...
Ah oui! Je suis guidé par des instincts,
des pulsions, des lambeaux de souvenirs. Et par des
impressions, une certaine façon d'écrire. La difficulté, c'est
de se repérer au milieu de tout cela. Tout l'art, c'est
d'arriver à faire quelque chose de concis avec cette liberté,
qui est abondante, plantureuse, et qu'il y ait une histoire et
un style. Faire un livre, c'est un peu comme faire cuire un
gâteau! (rires).
Quel est votre endroit favori pour
écrire?
Mon bureau, tout simplement! J'aime bien
travailler au calme, entouré d'objets, de photos, que la vie a
laissés là.
Avez-vous une plume fétiche?
Pas du tout! J'écris avec un Bic, sur du
papier volant, puis je tape mon texte, le jour-même, ou je le
dicte à une dactylo et je me corrige...
Avez-vous des moments préférés pour
écrire?
Je ne suis pas un matinal... (rires).
J'écris généralement entre onze et cinq heures de
l'après-midi, après avoir déjeuné rapidement. C'est en sorte
un travail presque continu.
Connaissez-vous le syndrome de la
feuille blanche?
Pas beaucoup. Il y a certes des moments
où je ne travaille pas, où je suis fatigué, mais ce n'est pas
la feuille blanche qui me bloque. A partir du moment où, dans
ma tête, j'ai des mots à peu près rassemblés, j'y vais! Et je
n'ai pas peur de la feuille blanche...
Arrivez-vous à conclure facilement vos
chapitres?
C'est variable. Mais, en général, je
trouve assez facilement de bonnes chutes. Le journalisme m'a
très bien entraîné à cet exercice de style. Dans une "story",
il faut aussi une attaque, une chute...
Que vous inspire le mot "Fin"?
Un soulagement, un contentement... et une
inquiétude. Même si je suis habitué à avoir un certain succès
avec mes livres, sans l'exagérer -je ne me prends pas pour un
grand écrivain- je me demande à chaque fois si ce succès va
revenir. Je ne suis jamais sûr du prochain livre que je vais
faire, y compris quand je l'écris. On ne sait jamais. Je peux
être fatigué, trop vieux, ou avoir la cervelle détraquée!
(rires). J'attache ainsi toujours une grande importance à la
rencontre entre l'œuvre et le public...
Quand vous parlez d'inquiétude, vous
voulez dire que cela vous gêne de perdre vos personnages?
Non. Je les oublie ! Si vous me demandiez
même ce que contiennent mes livres, comment je les ai finis,
je vous répondrais que je l'ai oublié ! (rires).
Une fois que vous avez terminé la
première version d'un de vos manuscrits, le laissez-vous
reposer un certain temps?
Non. A ce moment, je suis pressé de le
terminer. Donc de le relire, de réécrire la deuxième, parfois
la troisième version.
Avez-vous tendance à laisser tomber
des manuscrits?
Ah oui! Beaucoup! Je les garde, je les
réutilise parfois. Et puis il m'est arrivé souvent de réécrire
totalement certains de mes livres, mais cela va plus vite,
heureusement! (rires). Le livre que j'ai écrit en le moins de
temps, c'est Le Fils du consul : je l'ai fait en trois
mois...
Prenez-vous autant de plaisir à vous
corriger qu'à écrire?
Ca dépend quel genre de correction.
J'aime bien les grandes corrections, mais le pinaillage, qui
est pourtant très nécessaire, me casse les pieds! Et je le
fais faire par ma femme.
Lisez-vous beaucoup vos contemporains
? Y prenez-vous du plaisir?
Je ne lis pas beaucoup, car la lecture
fatigue mes yeux. Et puis, maintenant, il y a tellement de
livres médiocres qui paraissent...
Vous qui avez connu une époque
littéraire glorieuse, comment jugez-vous le milieu littéraire
actuel? Y voyez-vous de grands écrivains?
C'est très difficile à dire, car je pense
que les contemporains de ces époques ne savaient pas qu'elles
étaient glorieuses. Ils ne savaient pas quels auteurs, quels
livres, resteraient. Regardez le pauvre Flaubert...
Mais il y a bien eu une époque où
coexistaient Gide, Morand, Mauriac, Montherlant. Ils étaient
déjà reconnus de leur vivant...
Oui. C'est vrai... Je n'en trouve pas
d'immenses actuellement. Mais j'aime bien Sagan, Nourissier,
Grainville, Gracq... Mais attendons. Autant je pense que le
Grand reportage, pour des raisons techniques, a en grande
partie disparu, autant je ne perds pas espoir pour la
littérature.
Regrettez-vous la disparition des
écoles littéraires?
Ecoutez, je m'en fous ! (rires). Chacun
écrit comme il veut. Je n'appartiens à aucune école, j'ai un
certain genre, c'est tout. Le Nouveau Roman m'a gêné. Je ne le
lis pas, je préfère des livres plus charnus. Mais les gens
sont libres de faire ce qu'ils veulent ! (rires).
Avez-vous des entrevues fréquentes
avec vos confrères?
Je n'aime pas trop fréquenter le milieu
littéraire. Depuis vingt ans, je ne vois plus grand monde,
excepté certaines personnes de chez Grasset, comme Jean-Claude
Fasquelle, qui est mon ami. Mais les signatures m'ennuient.
J'en fais très peu. Et puis je n'aime pas les débats d'idées.
J'ai très peu d'idées politiques, les rares idées que j'ai, je
les exprime dans mes livres...
Vous sentez-vous isolé par les
exigences de votre métier? Vous avez dit auparavant que vous
vous ennuyiez...
Oui... vous savez, je ne suis plus tout
jeune! Voyager, partir en voiture, vivre, courir les aventures
de toutes sortes, étant donné mon âge, je suis obligé à un
léger reflux... Je ne me sens pas isolé. J'ai le soutien de
mon entourage, je vois de temps en temps Bernard-Henri Lévy,
Yves Berger, François Nourissier... mais il est vrai que c'est
beaucoup plus rare.
A défaut de voir des gens, avez-vous
des relations épistolaires?
Non. Le téléphone a tout détruit. Et puis
je n'aime pas écrire pour écrire... On ne trouvera pas de
correspondance de moi ! (rires).
Quels conseils donneriez-vous à un
jeune écrivain débutant?
Vous savez, j'ai été amené au journalisme
et à la littérature par des circonstances très particulières,
très noires : la guerre à l'horizon, Hitler, Mussolini.
Maintenant, on a du mal à imaginer tout cela. Et puis il y
avait l'air du temps, des gens comme Lazareff, Jean-Claude
Fasquelle... Ce sont les raisons pour lesquelles je pense
qu'il n'y a pas de conseils absolus...
N'y a-t-il pas un message que vous
voudriez lui transmettre?
Il faut voir ce qu'il peut faire, son
talent, son caractère... (silence). Le plus difficile pour un
écrivain, c'est de se juger à sa propre valeur...
Lequel de vos romans voudriez-vous
qu'il lise en premier?
La Duchesse. C'est celui où il y a le
plus d'invention, que j'ai situé en Indochine, un siècle en
arrière. Ce récit tourne autour de la duchesse, qui est une
femme indigène. Il y a la nature, la jungle, les Chinois,
bref, tout le monde! (rires). Et puis mes livres historiques,
comme L'enlisement et L'aventure. Ce sont des livres qui
sont pleins d'atmosphère, ce sont des reportages que j'ai
vécus, que j'ai retranscrits avec mon imagination et qui ont
marqué ma vie...
Avez-vous des regrets?
Non. J'ai eu des coups de chance : en
1940, alors que j'étais sur le front, sur la Meuse, je n'ai
pas été fait prisonnier par les Allemands, je n'ai pas été
tué. J'ai survécu à la guerre d'Indochine. Ma vie a eu ses
pépins, ses ennuis, ses drames. C'est tout. Ce qui est
ennuyeux, c'est que j'arrive vers la fin, et que, pour ça, il
n'y a rien à faire... Mais je ne changerais rien. Les livres
que j'ai faits sont là, je n'y retoucherai pas. Vous savez,
l'idée de gloire, de notoriété, tant que l'on vit, c'est très
bien. Mais la gloire outre-tombe, cela ne m'intéresse pas,
c'est inutile.
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